Le choix de Martin Brenner

Auteur : Bjorn Larsson
Editeur : Grasset

À la mort de sa mère Maria, Martin Brenner ressent certes de la douleur mais s’interroge aussi : il ne s’est jamais vraiment senti très proche d’elle. Il procède à la dispersion des cendres en suivant ses dernières volontés, met sa maison en vente, puis il compte reprendre le cours de sa vie, entouré par son épouse Cristina et sa fille Sara. Brenner est généticien et directeur d’un laboratoire, un homme discret et plutôt solitaire. Il s’estime heureux dans la vie.
Mais lorsqu’un avocat l’appelle pour lui annoncer que sa mère était juive et survivante des camps, sa vie prend un tournant imprévu. Petit à petit, les révélations contenues dans une lettre laissée par sa mère et les informations que lui fournissent l’avocat et le rabbin de la ville où il habite le poussent à faire des recherches sur l’identité juive. Il croise ses lectures personnelles sur le sujet avec les recherches en génétique qu’il mène – touchant à la question de l’appartenance religieuse et ethnique, vue par la science. Il décide de n’en parler à personne – pas même à son épouse – avant de parvenir à une décision quant à sa judéité : il refuse l’idée qu’il doive assumer le fait d’être juif seulement parce que sa mère l’avait été. Mais lors d’un colloque scientifique à Montréal, il est pris à parti dans un débat et alors qu’on l’accuse d’antisémitisme, il révèle sa judéité… Le piège s’est renfermé sur lui, et le château de cartes qu’était devenu sa vie s’effondre : sa femme Cristina, ignorant tout de sa réflexion, se sent trahie, puis quand lui et sa fille deviennent la cible d’ignobles attaques antisémites, son épouse le quitte. Il perd son travail, son meilleur ami se détourne de lui, seul le rabbin Golder maintient le contact. Il fait alors appel à un écrivain célèbre et lui demande de raconter son histoire…

Le choix de Martin Brenner nous fait vivre de l’intérieur la descente aux enfers d’un homme aux prises avec la question identitaire. Le roman nous propose ainsi une interrogation sur le libre-arbitre. Comment savoir qui nous voulons être dans notre vie intime et aux yeux de la société ? Comment rester libre dans ce choix ?

Traduit du suédois par Hélène Hervieu
24,00 €
Parution : Novembre 2020
464 pages
ISBN : 978-2-2468-2157-1
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Extrait

Tu es poussière et tu retourneras à la poussière !
Martin Brenner se répéta mentalement les mots que sa mère l’avait prié de prononcer avant son dernier voyage, celui sans destination.
Non que cela aurait eu la moindre importance s’il se trompait. Maria s’en était allée et il n’existait aucun ciel d’où elle pouvait, de sa place, l’écouter en secret. Sara et Cristina qui se tenaient près de lui, main dans la main, ne remarqueraient guère une ou deux erreurs. Déjà à l’âge de neuf ans, Sara avait déclaré qu’elle ne croyait pas en Dieu mais au big bang, et elle ne semblait pas avoir changé d’avis depuis. De la Bible illustrée pour enfants reçue à Noël de sa grand-mère maternelle, elle n’avait pas lu une seule ligne. Cristina, son épouse bien-aimée, croyait en une sorte de Dieu, mais plus par commodité, pour mettre toutes les chances de son côté, en quelque sorte. Toujours est-il qu’elle n’avait jamais attesté de la moindre connaissance biblique durant les quinze années qu’ils avaient passées ensemble.
Dans leur famille, c’était lui qui, au fond, depuis ses études sporadiques en philosophie des religions, était le plus familier des Saintes Écritures. Mais il ne croyait pas en Dieu. Pour lui, la foi était une bouée de sauvetage qu’on avait accrochée le long du quai pour donner aux gens un sentiment de sécurité… jusqu’à ce qu’elle soit emportée par une grosse vague un jour de tempête ou balancée dans le bassin du port par quelques adolescents saouls un samedi soir en fin de soirée. Il n’existait pas une autre vie après celle-ci, il fallait s’y faire. Chacun de nous n’avait qu’une vie à vivre, une seule.
Alors, quelle importance pour Maria, désormais, qu’il exauçât son dernier souhait ? Qu’elle veuille retourner à la terre dont elle venait ? Qu’elle ait fait le choix de n’avoir ni prêtre ni pierre tombale ? Qu’elle ait insisté pour être incinérée et pour que ses cendres soient dispersées au vent avec Sara, Cristina et lui comme uniques témoins ?
Ses doigts glissèrent sur l’urne. N’aurait-il pas dû éprouver davantage de chagrin ? Maria lui avait donné tout ce dont il avait besoin, mais parfois son amour avait paru forcé, comme si elle devait lui prouver qu’il était réellement aimé. Il ne doutait pas qu’il fût tout pour elle, pourtant elle l’avait quelquefois regardé comme s’il était quelqu’un d’autre. Ou même comme si elle avait souhaité qu’il fût différent de celui qu’il était devenu. Entre eux, il y avait une membrane, un voile, une vitre embuée, dans le meilleur des cas une brume matinale censée se dissiper au soleil au cours de la journée. Mais ce n’était jamais le cas.
Longtemps il avait cru que c’était de sa faute et il avait fait tout ce qu’il pouvait pour montrer qu’il était à la hauteur. À l’école, il fut un élève modèle, appliqué. À la maison, il aidait à faire la vaisselle, passait l’aspirateur et lavait ses vêtements sales sans rechigner. Il ne buvait pas, ou tout au plus une bière lors des sorties et des fêtes d’école quand ses copains, en se vantant, buvaient leurs mélanges d’alcool maison en surjouant leur ivresse. Il ne séchait jamais les cours et évitait les bandes d’adolescents brailleurs qui traînaient dans les rues et sur les places.
Mais en dépit de tous ses efforts pour mériter l’amour de sa mère, il n’y eut jamais de vraie complicité entre eux. Quand, à telle ou telle occasion, il ressentait qu’ils s’étaient enfin rapprochés, une ombre, sans prévenir, surgissait soudain dans les yeux de Maria. Une sorte d’angoisse, peut-être. Ou une tristesse parce que la vie n’était pas devenue ce qu’elle aurait pu ou aurait dû être. Ou parce qu’elle était devenue ce qu’elle était.
Ce fut seulement à la fin de l’adolescence, quand il se projetait déjà ailleurs, loin de la maison, qu’il crut comprendre que ces ombres n’avaient rien à voir avec lui mais concernaient le père et l’époux qui avait disparu de leurs vies alors qu’il avait seulement quelques années.
Un jour, avant de déménager, Martin était monté au grenier dans l’espoir d’y trouver de vieux jouets qu’il aurait pu vendre ou offrir. Il n’y en avait pas. En revanche, il avait trouvé une enveloppe en papier kraft remplie d’articles de journaux jaunis et une poignée de photos. Les coupures de presse parlaient de la profanation du cimetière juif de la ville par des sympathisants nazis, une décennie à peine après la fin de la guerre. Les photos montraient un homme assez jeune sanglé dans une sorte d’uniforme avec une croix gammée sur un brassard autour du bras. Sur l’un des clichés, l’homme faisait en souriant le salut hitlérien.
Martin était redescendu avec les articles et les photographies pour les montrer à sa mère. Sans dire un mot, Maria lui avait arraché des mains les photos et les avait déchirées méthodiquement en petits morceaux. Puis elle lui avait ordonné de tout jeter à la poubelle.
Quand Martin était revenu, Maria l’avait regardé avec dans les yeux une expression effrayante. Mais était-ce bien à lui que s’adressait ce regard ? On eût dit qu’il était soudain transparent ou qu’elle regardait quelqu’un d’autre à sa place. Martin n’osa ni bouger ni parler. Maria ferma les yeux très fort. Quand elle les rouvrit, l’expression de haine… à supposer que ce terme fût adéquat… avait disparu, laissant place à un autre regard qu’il connaissait bien. Un regard de chagrin, empreint de désespoir.
« C’était ton père », dit Maria lentement, comme si ses mots avaient du mal à sortir, « que je viens de déchirer en petits morceaux. Tôt ou tard tu l’aurais appris, mais je ne voulais pas que tu grandisses en haïssant celui qui se trouve être ton père. Il n’était pas digne d’être ton père. Il n’est pas digne de l’être. Oublie-le, comme moi-même je l’ai fait ! »
Martin ne fut pas étonné. Il n’avait jamais posé de questions à sa mère sur l’absence de père, n’avait jamais essayé de savoir qui il était, ni où il se trouvait. Sans l’avoir jamais dit expressément, Maria lui avait fait comprendre que son père les avait abandonnés et qu’il ne fallait plus mentionner son nom à la maison. Son père, qui n’avait plus le droit d’être son père, était rayé des tablettes, effacé de la bibliothèque d’images mentales, déchiqueté dans le broyeur à papier du cœur et jeté désormais à la poubelle.
Durant les semaines qui suivirent, tous les sens de Martin furent en éveil pour détecter un changement chez sa mère. Il voulait voir si le voile qui les avait toujours séparés allait se lever. Ce ne fut pas le cas. Le dommage avait eu lieu et il était irréparable. Il aimait sa mère et elle l’aimait, mais parfois surgissait un bourdonnement dérangeant, un acouphène ou un champ magnétique qui déréglaient la boussole des sentiments sans qu’aucun des deux ne sache comment compenser le phénomène.
Quelquefois, quand sa mère le fixait avec son regard sombre tourné vers l’intérieur, Martin s’imaginait qu’elle reconnaissait en son fils son ex-mari, qu’elle s’en voulait d’avoir épousé cet homme et mis Martin au monde, sans aller pour autant au bout de la pensée et lui dire qu’elle aurait préféré que cela n’ait pas eu lieu ou bien lui demander pardon, car cela eût été lui faire comprendre qu’il eût mieux valu qu’il ne fût jamais né. Maria oscillait douloureusement, croyait Martin, entre le dégoût pour l’homme avec qui elle s’était mariée et l’amour pour l’enfant qui, malgré tout, était une partie d’elle-même. À peu près, peut-être, comme une mère, s’imaginait Martin, envers un enfant né d’un viol.

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