Monsieur le proviseur

Auteur(s) : Christophe Barrand, Guillemette Faure
Editeur : Grasset

Au lycée Turgot, à Paris, Christophe Barrand est Monsieur le proviseur. Patron de lycée « autrement », il habite trente marches au-dessus de son bureau et passe ses semaines comme ses week-ends au rythme d’un grand établissement scolaire. Avec une pratique du management apprise dans les rangs de syndicats étudiants et une résistance farouche aux blocages administratifs, cet ancien mauvais élève a développé une approche bien à lui : mettre les élèves devant un miroir pour qu’ils y regardent leur part d’excellence, tout en leur répétant que les notes ne sont que l’écume de leur véritable valeur. Voilà la base d’un contrat de confiance essentiel à ses yeux pour la réussite des jeunes. Adoré par les uns, exaspérant les autres, il a vu son lycée devenir en quatre ans le plus demandé de Paris en classe de seconde.

Véritable hussard noir de la République, cet ancien étudiant dilettante aime à rappeler son expérience comme aide-monteur chauffagiste et son passé d’instituteur. Il a pratiqué les établissements les plus difficiles avant d'arriver à Turgot pour y prouver que mixité sociale, qualité d'enseignement et résultats pouvaient cohabiter. Quand un bug informatique assigne à son lycée 83% d’élèves boursiers, son équipe les amène trois ans plus tard à des résultats au bac exceptionnels, prouvant que composer des classes d’élèves de toutes origines profite à tous, y compris aux plus favorisés. Fort de cette expérience, il prône l’autonomie réelle des établissements et leur agilité organisationnelle.

De la cuisine des grands lycées qui siphonnent les meilleurs élèves aux parents d’élèves « bobios » qui débarquent dans son bureau pour tenter de forcer une orientation, Monsieur le proviseur ne cache rien de ce qui se trame derrière les murs des lycées parisiens. Aux avant-postes de la société, il raconte les élèves angoissés par la performance attendue, leurs questionnements à l’âge complexe de l’adolescence, partage ses échanges salés avec le rectorat ou avec les meneurs des blocus lycéens, s’inquiète devant l’obsession des notes avec ParcourSup, et se réjouit de la liberté d’expérimenter que le confinement a offert aux enseignants.

Un document exceptionnel sur le lycée et un outil de réflexion précieux pour les parents et tous ceux que l’éducation préoccupe.

18,00 €
Parution : Octobre 2020
220 pages
ISBN : 978-2-2468-2171-7
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Extrait

Bienvenue chez vous

Ce matin de rentrée, dans le grand gymnase du lycée, je les vois arriver. Ils sont 250 à s’installer en demi-cercle sur leurs chaises, un peu intimidés, les pieds traînant sur le plancher fragilisé par les années. Avant l’été, ils avaient encore des carnets de correspondance au collège. Les voilà prêts pour un saut dans l’autonomie, leurs premiers pas dans le monde des adultes. Derrière moi, le monument aux morts. Devant, un pupitre en plexiglas et un micro. Je les regarde et je commence, mes notes me rassurent mais elles ne me serviront pas, je sais précisément quel message je veux leur délivrer : « Bienvenue chez vous ! » Et je me lance. « Vous êtes jeunes, vous êtes beaux, vous êtes intelligents… » Je le leur dis car je le crois, et le leur répéterai souvent. C’est important de les mettre en confiance, de leur transmettre une image positive d’eux-mêmes et la fierté d’être ici, à Turgot, pour trois années et jusqu’au bac.
Certains m’ont déjà vu quelques mois plus tôt, aux portes ouvertes du lycée. Chaque année, je m’arrange pour être un des derniers de l’académie à présenter mon établissement. Je sais alors que les parents et les élèves présents ont déjà assisté mécaniquement à d’autres portes ouvertes, pas forcément très inspirantes. Je fais tout pour les réveiller, les motiver, et j’emploie ma meilleure arme : nos élèves, à qui je laisse la parole. Je veux que les collégiens ressortent convaincus qu’à Turgot, il se passe quelque chose, qu’ils se souviennent qu’ici ce sont les lycéens qui défendent leur lycée, et qu’ils ont l’air d’en être tellement fiers… Ce sont eux qui feront le mieux briller Turgot aux yeux de leurs futurs camarades.
Ce matin de septembre, tous les jeunes qui me font face ont obtenu leur inscription chez nous. Ils ont passé le filtre d’Affelnet, l’affectation informatisée des élèves au lycée. « Vous êtes jeunes, vous êtes beaux, vous êtes intelligents… » Je les vois sourire. Je sais qu’ils vont être déstabilisés. « La jeunesse ne dure pas, la beauté est relative… mais votre intelligence, vous devez la nourrir. Il va falloir creuser, la connaissance ne va pas se présenter à vous comme ça, ça vous demandera souvent des efforts, parfois même de la souffrance… »
Oui, bienvenue chez vous. « Turgot est votre lycée ! » Je ne suis pas chez moi ici, même si j’y habite. Ceux qui font le lycée, ce sont eux, les élèves, et aussi les professeurs. Je n’y suis qu’usager d’un bureau. « Turgot, c’est chez vous ! » D’ailleurs le lycée est ouvert jusqu’à 22 heures tous les jours. Il ne doit pas être un lieu de contrainte, plutôt un refuge ouvert à tous pour le travail en groupe ou individuel, un lieu sécurisant. Quant aux plus grands, ceux qui arrivent ici en prépa, je les provoque gentiment pour les mettre devant leurs responsabilités : « Vous avez voulu rentrer en classe préparatoire, bienvenue en enfer ! » J’entends déjà un prof rigoler : « Il le dit à chaque fois… » La classe prépa, c’est un engagement de deux années au cours desquelles ils vont beaucoup donner et sacrifier, mais aussi rencontrer des professeurs exceptionnels par la connaissance et l’agilité intellectuelle.

Je ne suis pas arrivé ici à reculons, mais presque. Avec ses 1 350 élèves, des secondes aux classes prépas, Turgot était sixième sur ma liste de vœux quand j’y ai été nommé, en 2014. Son nom était associé à un établissement à problème. Un établissement complexe, dans notre jargon. Une dizaine d’années plus tôt, un reportage diffusé à la télévision un samedi soir avait secoué le lycée. « Quand la religion veut faire la loi à l’école », avait titré la chaîne1, montrant un établissement débordé par les conflits entre jeunes juifs et musulmans. « La haine raciste et religieuse est bien installée à Turgot », avait écrit Le Monde, et Le Nouvel Obs parlait de « lycée poudrière2 ». De ces 52 minutes, on retenait les violences entre clans et l’insécurité de l’établissement. Les enseignants, les élèves, les parents l’avaient évidemment mal vécu. Ils avaient eu le sentiment de s’être fait piéger, que le reportage avait monté en épingle les situations extrêmes du lycée en quête de sensationnalisme. Dans le monde de l’éducation, les étiquettes sont plus faciles à coller qu’à retirer… J’en sais quelque chose. Depuis cet épisode, deux chefs d’établissement se sont succédé avant moi, et ils ont entamé un travail de reconquête que je crois avoir achevé.
Aujourd’hui, je suis proviseur du lycée le plus demandé de Paris en fin de troisième pour l’entrée en seconde. Turgot est le 11e lycée parisien par ses résultats dans les classements, le troisième du public et le premier parmi ceux qui ont à la fois des filières générales et technologiques.
Turgot est un établissement qui recherche l’excellence, toutes les excellences, pour tous les publics. Et ce avec de la mixité scolaire et culturelle. Depuis quelques années, les palmarès des lycées intègrent leur valeur ajoutée – autrement dit la différence entre les résultats obtenus et ceux attendus, compte tenu des élèves qui y entrent. Ma fierté est d’avoir vu Turgot progresser chaque année, de savoir que nous apportons cette valeur ajoutée. Il y a des établissements où tout est déjà gagné d’avance, où les élèves n’ont besoin de nous qu’à la marge, et il y a ceux de « seconde division » – professionnels, technologiques ou stigmatisés par l’histoire de l’académie. Ceux-là réclament un engagement total de tous. Petit à petit nous avons monté des projets, j’ai initié des classes de seconde à 24 élèves, des études encadrées… En 2019, une promo composée à 83 % d’élèves boursiers a obtenu des résultats records au bac, des élèves de prépa sont admis dans les meilleures écoles et notre cursus de hip-hop fait l’objet d’un film. Quand on nous en rabat sur le fait qu’on n’est pas un grand lycée, je réponds que non, nous ne sommes pas un grand lycée, nous sommes un très grand lycée…

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