Carnet de bal, 4: chroniques
Depuis 1990, Marc Lambron raconte ses valses avec l’époque, dans des recueils de chroniques intitulés Carnet de bal. Voici le quatrième opus, couvrant la période 2011-2019. Selon un usage établi, le désormais académicien français rassemble en rubriques les textes que lui ont inspiré l’air du temps. Retour sur des existences légendaires, regards sur la vie littéraire, portraits ciselés, profils politiques, traversées de la mémoire picturale ou cinématographique. Qu’est-ce qu’un monde, sinon la pluralité d’aspects et d’événements qu’enregistre un œil avisé, toujours à l’affût des grâces et des comédies contemporaines ? Dans ce quatrième opus, au fil d’une centaine de textes, l’auteur dit adieu à Claude Lanzmann ou Karl Lagerfeld, revient sur les légendes de la famille Kennedy, croque avec alacrité des profils de la vie politique française, de Nicolas Sarkozy à Frigide Barjot et de François Fillon à Emmanuel Macron, se livre à d’étonnantes variations sur le jazz, le cinéma de Hitchcock ou l’histoire d’un ami meurtrier. Ayant développé ces dernières années une nouvelle activité de critique d’art, il nous guide dans un musée imaginaire qui court de Rembrandt à Picasso.
Héritier des Variétés de Valéry et des Mythologies de Roland Barthes, mais aussi du Nouveau journalisme américain, l’auteur des Menteurs livre avec ce Carnet de bal 4 le fascinant kaléidoscope d’une psyché pour laquelle la vie se justifie par un style.
Extrait
EDMONDE
Edmonde Charles-Roux s’efface, et avec elle une femme qui goûta la vie comme un festin promis aux seigneurs. Auprès de son père, l’ambassadeur Charles-Roux, elle avait connu avant la guerre une Rome malapartienne. La guerre la trouva ambulancière volontaire dans une unité de la Légion étrangère, dont elle fut plus tard caporal d’honneur. Celle qui deviendrait madame Gaston Defferre n’avait pas froid aux yeux. Croix de guerre et chevalier de la Légion d’honneur dès 1945, elle avait respiré la poudre du canon avant d’inspirer d’autres canons, ceux de la mode.
Quand un dîner avec Edmonde Charles-Roux se profilait, on savait qu’il y aurait des étincelles dans le bouillon, des pétards sous la nappe. Esprit de silex. Sourires de tweed et griffes de gerfaut qui épargne sa proie – mais tout de même, la chatte approche, alertons nos souris. C’était une patricienne d’autrefois, tôt policée par l’étiquette des chancelleries et vite encline à scier les roues du carrosse. Œil dont l’acuité avait dû anticiper la coupe des robes. On sentait encore, pas très loin sous l’écorce, la jeune fille qui avait humé la vie comme un beau matin promis. Edmonde en gardait ce lyrisme refréné d’une femme qui aimait les Arlésiennes de Bizet et les robes de Christian Lacroix. Être de minuties, ayant le talent de rester consciencieuse en s’interdisant l’anxiété des laborieux. Plus gratin que caviar, sachant que les préséances sont faites pour être dérangées par des elfes mozartiens. Vie d’opéra, vie italienne, du côté de Despina et de Chérubin, personnage de haute époque tâtant l’intrigue comme un trottoir glissant, clans de Marseille, flics de la place Beauvau, labyrinthes du Goncourt.
L’appétit d’Edmonde. Capable de diriger des femmes mais préférant galéjer avec des hommes. Son rire, tête insensiblement renversée, le regard alors d’une petite fille derrière des bésicles de margravine. Un talent de conteuse évocatrice et précise. Ses récits comme brodés au point de croix, l’aiguille piquant la toile en droit fil ; quand elle le narrait, son passé ressemblait au XVIIIe siècle d’un marquis provençal. D’une fidélité de statue, d’une intrépidité de matelot, laissant derrière elle un sillage de fronde élégante, comme les trilles d’un clavecin au fond d’un palais d’ocres rouges. Edmonde le soldat, toujours partante : trempe de grenadier, vitesse de survivante. Un temps, elle dirigea et transforma l’édition française de Vogue. La mode, qui ne dure guère, lui inspira sans doute un certain stoïcisme devant la passée des saisons. La curiosité de considérer la vie comme un défilé sur une passerelle, une collection, où les moirures du présent s’allient aux fêlures de l’éphémère. Sa main avait palpé le loden autant que le raphia. Elle savait que les grandes forêts recèlent des fondrières.
Il y avait les décrets d’Edmonde, annonciateurs d’amitiés, qui tombaient comme des couronnes de sacre sur la tête de Guy Bourdin, Roland Petit ou François Nourissier. Un tranchant de lame, un nez de maître-truffier dans les arbitrages du goût. Ne pliant guère le genou que devant ses héroïnes, Gabrielle Chanel ou Isabelle Eberhardt, passagère des paquebots de la grande vie dont elle était une embarquée clandestine. Edmonde la secrète, aussi. Elle avait pratiqué Mitterrand, elle fut proche d’Aragon. On devinait au fond d’elle un coffret plein d’indicibles, comme la chambre scellée d’une sépulture de pharaonne. Edmonde Charles-Roux ne laissera pas de mémoires. L’hiver s’est refermé sur elle comme une dalle. C’est en ouvrant ses livres que l’on retrouvera l’héritage du printemps.