Quatre idiots en Syrie
Ils sont quatre, comme les Dalton. Quatre Français, un vidéaste, un photographe et deux écrivains, invités par un improbable « Festival du cheval » à Damas, en Syrie. Ils sont tellement flattés d'être parmi les rares Français à pouvoir fouler le sol de cette patrie ravagée par la guerre depuis huit ans, qu'ils sont prêts à tout pour assouvir leur passion du cheval. Prêts à ce qu'on les fasse passer pour ce qu'ils ne sont pas. Prêts à rencontrer les dignitaires locaux et avaler leurs discours patriotiques d'un autre temps.
Prêts aussi à se laisser corrompre par le régime de Bachar el-Assad et à servir d'« idiots utiles », comme au bon vieux temps de Staline, Mao et autres Castro ? Là, ça coince un peu. Mais ils se croient protégés par l'ironie, par l'amour du cheval, ils ont la curiosité en guise de passeport, avec le visa inattaquable de l'impartialité. La réalité du pays va les entraîner dans un mensonge des plus loufoques au cours duquel la question se pose : est-ce qu'on a bien fait d'aller en Syrie ?
Certainement pas... sauf si l'un des branquignols rapporte de ce voyage supposé servir la propagande du régime une sotie parfaitement incorrecte qui montre que le roi est nu...
Extrait
À Beyrouth, une fois passé la douane, on sera « pris en charge » par Adnan Azzam qui nous emmènera à Damas en voiture, les liaisons aériennes entre Paris et Damas ayant été supprimées à cause de la guerre.
Je voyage en compagnie de Jean-Louis Gouraud, écrivain, Paul Rondeau, photographe, et Daniel Marinier, cinéaste. Entre nous quatre, un seul point commun : nous voyons comme une chance formidable, de pouvoir aller en Syrie.
Au mois de mars, a paru dans Le Monde une grande enquête consacrée à la Syrie. Une double page pendant une semaine. Le premier article était signé « Laure Stephan, à Beyrouth », ce qui laissait supposer que la journaliste n’était pas allée sur place, qu’elle avait écrit son papier depuis Beyrouth, d’après ce qu’on lui avait rapporté. C’est qu’il ne doit pas y avoir beaucoup de journalistes en Syrie. Pas beaucoup de Français non plus.
Il y aura nous.
Dans son article, elle parle d’enlèvements crapuleux encore d’usage à Damas, pas rassurant pour nous qui sommes des cibles idéales pour les types de Daesh.
Si je meurs, je veux être enterré à Chatine, au nord du Liban, ça sera moins loin, moins compliqué, moins cher que de rapatrier mon corps, si on le retrouve.
Chatine est un petit village de montagne, perché au-dessus de la vallée de Tannourine, qui produit une eau minérale célèbre dans tout le Liban. En face de l’église, il y a un cimetière où le père de Dora est enterré. Mon beau-père a droit à un caveau haut perché, car c’est un cimetière à niveaux, tout en terrasses, en recoins, c’est là que j’envisage de moisir, pourrir, me décomposer, à l’air pur, au calme, en attendant Dora qui viendra moisir, se décomposer à mes côtés et nous ne serons pas gênés par la présence de son père. Je nous sens bien tous les trois dans la décomposition organique, loin de l’avenir de l’humanité.
On n’en est pas là.
Dans son article, Laure Stephan nous dit que la guerre civile « touche à sa fin ». Elle explique que l’armée a repris le contrôle de tout mais sans l’aide de la Russie et de l’Iran, Assad serait tombé depuis longtemps. Elle rappelle aussi que la prétendue rébellion générale au sein de l’armée n’avait en fait jamais eu ce caractère général décrit par la presse occidentale, française en particulier. Les déserteurs n’étaient que des subalternes. Elle parle d’un « malentendu total ».
En 2012, un an après le début de la guerre civile, j’étais à Beyrouth pour le salon du livre, un spécialiste français du Moyen-Orient nous expliquait que le régime de Bachar el-Assad était archi-foutu, je me souviens du sourire confiant qu’il affichait et du mépris avec lequel il nous avait traités, Dora et moi, quand on avait émis des réserves sur l’avenir de ce « printemps syrien » : nous n’étions que deux ignares mal informés et pessimistes. Dora n’avait pas un bon souvenir des Syriens, des soldats syriens, de l’occupation du Liban par les Syriens pendant des années et des années, elle avait subi ça et ne l’avait pas oublié. Pour ma part, ces appels à manifester alors que l’armée tirait dans la foule sans se gêner, cette idée que le nombre de morts allait soulever l’indignation des vivants et que plus il y en aurait, plus la révolution deviendrait inéluctable, ça ne m’avait pas convaincu. Sept ans plus tard, on découvre que ces appels à la rébellion étaient lancés par les futurs Daesh. Ça ne m’étonne pas.