La treizième heure - Mémoires, 4

Auteur : Elisabeth de Gramont
Editeur : Grasset

Quatrième volume des mémoires de la duchesse de Gramont, La Treizième Heure a paru pour la première fois aux éditions Grasset en 1935. Après avoir raconté son enfance dans Au temps des équipages (Cahiers Rouges, 2017), ses débuts dans la vie d’adulte dans Les Marronniers en fleurs (Cahiers Rouges, 2018) et la Grande Guerre dans Clair de lune et taxi (Cahier Rouges, 2019), elle consacre ce quatrième volume aux années 1920 et au début des années 1930. Ce livre est l’herbier de luxe d’une société qui tente d’oublier le traumatisme de la guerre en menant un train de vie fastueux. Les grands bourgeois du XVIe arrondissement achètent des Rolls-Royce toujours plus longues, vivent dans des hôtels particuliers toujours plus grands et offrent des diamants toujours plus gros à leurs maîtresses. C’est aussi l’époque où les femmes se passionnent pour la couture : toutes admirent une jeune créatrice dont le nom deviendra célèbre, Gabrielle Chanel. Le luxe et la fête prennent fin avec la crise de 1929 : la IIIe République est contestée, le président de la République, Paul Doumer, est assassiné ; à l’étranger, Hitler, Staline et Mussolini menacent la paix et la démocratie. Fresque d’un monde crépusculaire, ces mémoires sont enfin un recueil de souvenirs littéraires de premier plan. Élisabeth de Gramont a connu les plus grands écrivains : Gide, Malraux, Valéry et bien d’autres. Les voici vivants devant nous, sous la plume vive et mordante d’Elisabeth de Gramont.
Ce dernier volet de la tétralogie gramontienne éclate du talent et de la lucidité ironique de la plus grande mémorialiste de sa génération. « La France est le pays où le plaisir est organisé, alors les nations aux changes élevés, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Espagne, Angleterre, Égypte et Indes anglais y déversent leurs nationaux avides qui viennent renforcer le bataillon local. »

11,90 €
Parution : Janvier 2020
336 pages
Collection: Cahiers rouges
ISBN : 978-2-2468-2309-4
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Extrait

CHOC

Ce tableau, j’avais décidé de ne plus le revoir, lui se devait de rester sur le mur où il était suspendu depuis 1772, et quand il me plaisait je pouvais ainsi que l’on met un disque sur le gramo, reconstituer dans ma vision intérieure son aspect somptueux.
La robe rouge du président de Rieux traînait presque sur une console tourmentée, dont les volutes dorées semblaient le piédestal de l’opulent magistrat. Sa droite et sa gauche : deux grands rectangles ouverts sur un parc normand, lumineux, aqueux, ombreux de cèdres.
La glace de Saint-Gobain qui recouvrait le grand pastel de La Tour avait reflété des générations successives. Le marquis de Boulainvilliers, dit le grincheux marquis, avait transporté son mobilier du château de Passy loué au duc de Penthièvre dans sa terre de Glisolles près Évreux. Parlementaire, franc-maçon, le marquis était en outre ami de Fouquier-Tinville qui lui sauva pendant la Révolution la tête et les biens par surcroît.
Son petit-fils, l’austère vicomte de Clermont-Tonnerre officier sous Napoléon Ier et ministre de la Marine sous Charles X, se retira à Glisolles en 1830 avec son épouse, veuve de guerre de dix-huit ans. Il l’occupa en lui apprenant le grec, en traduisant avec elle Isocrate et en lui faisant cinq enfants. Quatre fils entrèrent à Polytechnique.
Quand la jolie Carvoisin, joueuse de harpe, veuve pour la seconde fois, devint la grand-mère à cabas, elle continua à vivre à Glisolles où elle écoutait du fond de ses bergères en tapisserie les bruits tumultueux du siècle ; 1848, elle envoie fondre son argenterie à Evreux, geste d’ancien régime ; 1870, elle nourrit sa nombreuse descendance groupée autour d’elle d’un troupeau de moutons et elle trottine sur ses petits pieds de la ferme à l’église et du salon bien doré aux allées romantiques de la futaie dont chaque layon porte le nom d’un de ses enfants.
La vieille dame, gardienne du foyer et de ses pénates, qui connaît l’esprit conservateur des femmes et se méfie de sa descendance mâle, laisse par testament le mobilier de Glisolles à sa belle-fille. Je revois celle-ci, Marie de Nettancourt duchesse de Clermont-Tonnerre promue gardienne à son tour, assise sur son fauteuil du Bon Marché d’où elle contemplait le fameux pastel, irritée au possible quand je le regardais moi-même trop longuement : « Attendez ma mort avec patience. » Elle parlait avec volubilité et confusion des Boulainvilliers et des Clermont-Tonnerre et défendait que l’on s’occupât d’Henri de Boulainvilliers le philosophe, cet ancêtre lointain adonné à la libre-pensée. « Autrefois il y avait des Maréchaux dans la famille ; maintenant il n’y a plus que des maréchaux de logis. » Elle allait à la messe chaque matin : « Cela me fait un petit exercice et pendant ce temps mes gens aèrent mon appartement. »
Le château renfermait un mélange savoureux de Louis XV et de Restauration, pastels de femmes aux gorges nues portant des colombes sur leurs épaules, mains en plâtre on ne savait plus de qui posées sur les commodes, dessins à la mine de plomb encadrant des mèches de cheveux appendus dans les couloirs ; une colonne de bronze occupait l’entrée, souvenir commémoratif de la première ligne de chemin de fer Paris-Cherbourg inaugurée en 1852 et traversant le canton de Conches, grâce au Président du Conseil Général de l’arrondissement, un Clermont-Tonnerre.
Enfin tout cela c’était Glisolles, maison en brique rose brûlée de soleil aux tons de fuchsia et de rose Châtenay, bien campée sur ses terres arrosées par l’Iton.
Ma nature nomade au sang mélangé, cosmopolite, européenne dirait-on aujourd’hui, recelait une parcelle profondément française c’est-à-dire terrienne et traditionnelle. Je ne voulais pas vivre dans le passé mais je ne détestais pas qu’il fût là ; les navires eux-mêmes ont un port d’attache.
Et un jour ce passé glisse sous mes pieds comme dans un tremblement de terre. Le pastel est vendu à Wildenstein ; planète tombée de son système stellaire il n’est plus qu’une valeur fluctuante. Valeur ! Le Président de Rieux a de la valeur, le passé a de la valeur, il faut les liquider parce que les temps nouveaux sont arrivés. Je ressentis un choc violent quand j’appris par hasard la vente du tableau, je devins verte comme une salade et quittai précipitamment les lieux où la nouvelle se bavardait.
Cette vente était symbolique, ce n’était pas un trou d’eau dans le bâtiment, les bouilleurs étaient sapés et j’en eus la conviction immédiate et absolue.
Ce choc fut salutaire, il m’apprit d’un coup que ma civilisation était morte, que l’existence paisible et prospère sur des domaines héréditaires était terminée.
Je suis bonne nageuse, en avant vers les terres nouvelles. Maintenant le progrès m’intéresse et les changements m’amusent. Quand je rentre le soir les immeubles neufs en satin crémeux posés comme des paravents le long de la colline de Passy deviennent sympathiques, la montée des lumières pose des girandoles au faîte des arbres, de nouveaux groupements humains écrivent leurs horaires dans le ciel nocturne et la tour Eiffel fourmilière électrique jette ses feux Citroën entre deux perpendiculaires rappelant le sillon des routes de France qui toutes ramènent sur Paris à la fin des dimanches le peuple des familles.
Nous sommes devenus urbains, les Romains l’étaient également. À la possession féodale et individuelle va succéder le grand frisson grégaire. Et le cri de la sirène matinale qui rassemble les ouvriers sur les berges de Javel, les bruits de cuisine du peuple des étages bas attablé autour des verres de vin rouge coupent les méditations sur la mort. La Seine millénaire elle-même après avoir frôlé Notre-Dame s’étale lumineuse au Point du Jour, station exquise des bateaux-mouches.

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