Une enfance de château

Auteur : Lord Berners
Editeur : Grasset

Dans ce livre pour la première fois traduit en français, on découvrira un excentrique comme seule l'Angleterre sait en inventer. Gerald Hugh (un excentrique ne saurait porter le prénom de tout le monde) Tyrwhitt-Wilson (un Anglais du meilleur monde se doit d'avoir un nom de famille à trait d'union), célèbre au Royaume-Uni sous le nom de Lord Berners, puisqu'il était en effet le quatorzième du nom, avait comme un roi français lui aussi quatorzième du nom le goût des arts et des châteaux. Né à la fin du XIXe siècle, il a passé une grande partie de son enfance à Farigdon House, immense demeure néo-gothique de la campagne anglaise qu'il décrit dans cette Enfance de château (paru en Angleterre en 1934), bijou littéraire piquant, acidulé, plein d'originalité et de style. Qu'attendre d'autre d'un homme qui faisait tremper les pigeons de son domaine dans de la peinture colorée parce qu'il trouvait leur gris hideux ?
Lord Berners se raconte, de sa naissance à l'âge de onze ans, dans ce Faringdon House qu'il héritera quelques décennies plus tard, parmi une tribu d'aristocrates obsédés par les apparences et la chasse au renard. Un grand-père fou, une grand-mère préférant « le respect à l'amour », une tante sympathique à la « bêtise d'oiseau », sans compter les parents et les voisins, tous aussi improbables que maniaques. On veut faire de lui « un homme », il préfère le piano, les poupées, faire des farces, et les livres. Une éducation sentimentale qui ne pourra servir d'exemple à personne.

9,20 €
Parution : Novembre 2021
200 pages
Collection: Cahiers rouges
ISBN : 978-2-2468-2313-1
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Extrait

Le paravent

Je me rappelle vivement le jour où je suis devenu conscient de mon existence ; où, pour la première fois, je me suis rendu compte que j’étais un être humain sensible dans un monde perceptible. Il semble que j’aie acquis cette conscience à peu près comme on apprend à faire de la bicyclette ou à jongler : à un moment donné, sans raison apparente, on sait le faire.
Cet éveil de ma perception ne tient à aucun incident remarquable. Il n’y eut pas de salamandre dans le feu ni de cloches annonçant une victoire célèbre ou l’intronisation d’un monarque. Mon récit prendrait de l’intérêt et se teinterait de pittoresque, mais le strict respect de la vérité m’interdit de faire référence au moindre fait d’importance nationale ou même locale. Cet événement qui devait faire date dans mon histoire psychologique n’aurait pu survenir dans de plus triviales circonstances. Je me tenais simplement près d’une table de la bibliothèque d’Arley quand, tout d’un coup, le brouillard régnant se dissipa, comme lorsqu’un myope chausse des lunettes. Choses et êtres prirent des formes définies, constituant un tout organisé, et je compris à cet instant que j’en faisais partie – sans bien sûr pressentir tout ce que cela impliquait. Je revois les banals éléments composant cette scène fondatrice de mon expérience : l’énorme table en acajou et sa nappe de velours pourpre ; le gros album de photographies à agrafes dorées, se fermant à clé comme s’il contenait des images obscènes alors que l’on y rangeait, au pire, des portraits de famille ; le bol en porcelaine plein de roses de Noël, légèrement givrées comme à l’habitude ; un portrait au pastel de ma grand-mère enfant ; plus loin, ma grand-mère avec ma mère et quelques tantes, puis, à la porte, ma nourrice prête à m’emmener en promenade. Un ensemble, on en conviendra, dénué de tout caractère poignant, même s’il pouvait avoir un certain charme comme peinture de genre victorienne.

Les gens que j’ai questionnés à propos de l’éveil de leur conscience se sont étrangement révélés de peu d’intérêt. La plupart se souviennent d’un incident particulier tôt dans leur vie, mais personne n’est capable de se rappeler l’instant précis où, pour la première fois, il a constaté être quelqu’un. Certains avouent même que, à leur connaissance, jamais rien de tel ne leur est arrivé. Et je suppose qu’ils se sont arrangés pour traverser la vie avec tout autant de bonheur.
Le phénomène que j’ai décrit eut lieu quand j’avais trois ans et demi. Ma vie n’avait pas été exempte d’événements. J’étais allé à Malte, en étais revenu, ma nourrice m’avait laissé tomber dans la Méditerranée et je m’étais rendu à une fête d’enfants déguisé en petit Bacchus. Tout cela a disparu de ma mémoire. Ce sont des souvenirs enfouis dans mon subconscient, auxquels je sais gré de n’avoir induit chez moi aucun complexe, aucune inhibition, aucun refoulement trop grave.
On entend que, dans la formation du caractère, le plus important ne se joue pas après la naissance, mais dans l’histoire prénatale, mystérieuse et évasive période où se formeraient les désirs gouvernant notre courte vie. Je suis incapable de découvrir à ma personnalité la moindre hérédité évidente. Mes ancêtres, depuis plusieurs générations, paraissent avoir été des propriétaires terriens ou des gens d’affaires aux distractions uniquement sportives ; il n’est bien entendu pas exclu qu’il y ait eu quelques dames artistes qui peignirent des aquarelles, visitèrent l’Italie ou jouèrent de la harpe. Voici bien longtemps, du sang gitan serait entré dans la famille. C’est un fait que l’on a essayé d’étouffer avec plus ou moins de réussite, mais des signes existent qu’il coule toujours, tel un ruisseau souterrain refluant de temps en temps à la surface avec de troublants résultats.
Quant à mon ascendance immédiate, je ne me trouve aucun trait en commun avec mes grands-parents, et encore moins avec l’un ou l’autre de mes parents. La seule leçon d’hérédité que j’aie apprise est celle-ci : à la fin de l’ère victorienne, il y avait certains inconvénients à naître d’une nature différente dans un milieu s’épanouissant principalement dans la nature.

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