Histoires macabres et flegmatiques de la guerre de sécession
Parues dans divers recueils américains dans la deuxième moitié du XIXe siècle, traduites dans divers volumes chez Grasset à partir de 1957, ces Histoires macabres et flegmatiques de la guerre de Sécession rassemblent treize nouvelles consacrées à l’atrocité de la guerre civile américaine. Ambrose Bierce, lui-même vétéran de ce conflit qui reste à ce jour le plus meurtrier de l’histoire des Etats-Unis (Deuxième Guerre mondiale y compris), aborde les horreurs et les hasards des combats, avec un sang-froid qui en décuple l’épouvante. Dans « Chickamauga », un enfant se retrouve par hasard au milieu d’un champ de bataille où il découvre des monceaux de corps parmi lesquels des agonisants qui l’observent.
Dans « Une rude bagarre », c’est un soldat terrifié qui est obligé de dormir à côté d’un cadavre. La peur de monter au front, d’affronter la mitraille, d’avancer sur un champ de bataille où s’abattent les obus, mais aussi l’arrogante élégance des officiers qui semble un dernier défi à la mort, les si beaux paysages hachés par la mitraille, peu d’écrivains ont montré de manière aussi saisissante ce qu’est réellement une guerre.
Extrait
Par un après-midi d’automne ensoleillé, un enfant vagabonda à travers un petit champ, loin de sa rustique demeure, et pénétra dans une forêt sans être vu. Il éprouvait le bonheur neuf d’échapper à tout contrôle, de pouvoir explorer à l’aventure ; car son esprit, dans le corps de ses ancêtres, avait été entraîné, pendant plusieurs milliers d’années, à accomplir de mémorables exploits de découverte et de conquête : batailles victorieuses dont les moments critiques étaient des siècles, où les camps des vainqueurs étaient des villes de roches taillées. Depuis le berceau de sa race, il s’était frayé sa route de haute lutte à travers deux continents, puis, franchissant une vaste mer, il avait pénétré dans un troisième, pour y recevoir un héritage de guerre et de domination.
L’enfant était un petit garçon d’environ six ans, fils d’un pauvre planteur. Durant les premières années de son âge viril, le père avait été soldat, et, après avoir combattu des sauvages nus, avait suivi le drapeau de son pays jusqu’à la capitale d’une race civilisée, à l’extrême sud. Dans la vie paisible du planteur, la flamme guerrière avait survécu : une fois allumée, jamais elle ne s’éteint. L’homme aimait les livres et les gravures militaires. L’enfant avait suffisamment compris pour se faire un sabre de bois que, toutefois, l’œil de son père lui-même n’aurait guère reconnu comme tel. Cette arme, il la portait maintenant d’un air gaillard, comme il convenait au fils d’une race héroïque, et il s’arrêtait de temps à autre dans les clairières ensoleillées de la forêt pour prendre, en les exagérant, les attitudes agressives et défensives que lui avait enseignées l’art du graveur. Trop enhardi par la facilité avec laquelle il terrassait les adversaires invisibles qui tentaient de retarder sa marche en avant, il commit l’erreur stratégique assez commune de pousser à l’excès la poursuite jusqu’à un point dangereux, et il se trouva enfin au bord d’un ruisseau, large mais peu profond, dont les eaux rapides l’empêchèrent de progresser directement à la suite de l’ennemi en déroute qui venait de le franchir avec une illogique aisance. Mais l’héroïque vainqueur n’allait pas se laisser déconcerter ; l’esprit de la race qui avait franchi la vaste mer brûlait, invincible, dans cette mince poitrine, et ne se laissait pas renier. Il découvrit un endroit où quelques galets parsemaient le lit du torrent, espacés d’un pas ou d’un bond, se fraya un chemin jusqu’à la rive opposée, fondit à nouveau sur l’arrière-garde de ses ennemis imaginaires, et les passa tous au fil de l’épée.
À présent, une fois la bataille gagnée, la prudence exigeait son repli sur sa base d’opérations. Hélas ! comme tant d’autres conquérants plus grands que lui, comme le plus grand de tous, il ne pouvait :
Ni refréner sa soif de combat, ni comprendre
Que le plus fortuné ne peut tenter le Sort.
Au cours de son avance au-delà de la rive, il se trouva soudain face à face avec un nouvel adversaire bien plus formidable ; dans le sentier qu’il suivait, droit comme un I, oreilles érigées, pattes pendantes, un lapin était assis sur son derrière. Frappé d’effroi, l’enfant fit demi-tour et s’enfuit sans savoir dans quelle direction, appelant sa mère en cris inarticulés, pleurant, trébuchant, sa peau tendre cruellement déchirée par les ronces, son petit cœur battant follement de terreur, hors d’haleine, aveuglé de larmes, perdu dans la forêt ! Puis, pendant plus d’une heure, ses pieds vagabonds l’égarèrent à travers les broussailles enchevêtrées jusqu’à ce que, enfin, accablé de fatigue, il s’étendît dans un espace resserré entre deux rochers, à quelques mètres du ruisseau. Là, sans cesser d’étreindre son sabre de bois qui ne lui était plus une arme mais un compagnon, il s’endormit à force de sanglots. Les oiseaux chantaient gaiement au-dessus de sa tête ; les écureuils, fouettant l’air de la splendeur de leur queue, couraient d’arbre en arbre en criant, ignorant l’enfant pitoyable ; quelque part, très loin, un tonnerre grondait, étrange et sourd, comme si les perdreaux tambourinaient pour célébrer la victoire de la Nature sur les fils de ceux qui, de temps immémorial, l’ont réduite en esclavage. Et là-bas, dans la petite plantation où des hommes blancs et noirs, pleins d’alarme, fouillaient fiévreusement les champs et les haies, une mère avait le cœur brisé par la disparition de son fils.