A gauche en sortant de l'hyper marché

Auteur : Clémentine Autain
Editeur : Grasset

« J’ai déposé mes courses sur le tapis roulant, la jeune femme a encaissé. J’avais envie de lui dire : moi, je n’encaisse pas. Parce que je ne suis pas à sa place, et surtout parce que je ne supporte pas les normes de cette société qui font d’elle et de ses collègues des sans voix, peu reconnus, peu protégés.
Les caissières illustrent ce qui ne tourne pas rond dans une société où l’on ne cesse de nous asséner : ne pense pas, dépense. La caisse enregistre cet argent roi qui nous fait perdre le sens de la vie, et la déshumanisation en marche s’incarne à travers ces « petites mains » que nous confondons avec leur outil de travail. Leur quotidien rapporté à leur salaire illustre une effrayante hiérarchie des valeurs. Et sur le tapis roulant, elles voient passer toute la démesure consumériste d’un monde qui court à sa perte. L’écosystème, pas plus que nos désirs, ne peut supporter une telle gabegie, tandis que de plus en plus de personnes, de familles ne parviennent pas à boucler leurs fins de mois. »

Haut lieu du consumérisme débridé et de la frustration, l’hypermarché matérialise la folie capitaliste. C’est l’espace de toutes les promotions, sauf pour les caissières. Dans l’un des plus grands groupes mondiaux de distribution, il a fallu 15 jours de grève pour obtenir 45 centimes d’euros en plus sur les tickets restaurants ! L’hypermarché, c’est aussi là où l’on voudrait nous faire croire que croissance infinie est synonyme de mieux-être sur une planète aux ressources limitées. Il est urgent de rompre le lien entre le plus et le mieux. Et ce n’est pas l’essor de l’e-commerce, avec son profilage numérique dit intelligent, qui freinera le marketing agressif fabriquant la pulsion d’achat, le gâchis, les inégalités… quand il promet plutôt la surveillance généralisée.
« Rien ne sera comme avant », a juré Emmanuel Macron pendant la crise sanitaire. Pourtant, depuis des décennies, les gouvernements successifs n’ont cessé d’encourager la loi du profit, la marchandisation de tout et le démantèlement des biens communs.
A travers le prisme de l’hypermarché, Clémentine Autain montre ce qui doit changer, maintenant. Au fil d’un récit mêlant l’intime et le politique, elle appelle à une transformation profonde, sociale et écologiste, qui ne résultera pas de l’addition de gestes individuels mais de la conscience et de l’action collectives.

17,00 €
Parution : Octobre 2020
180 pages
ISBN : 978-2-2468-2523-4
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Extrait

Interroger le banal, le quotidien

Je suis souvent perdue devant l’immensité de l’hypermarché. Les kilomètres de rayons, les néons, les pancartes de promotion de ce haut lieu de la démesure me donnent le vertige. Pourtant, j’y suis sans cesse ramenée, par nécessité mais aussi parce que tout concourt à nous y attirer. Des femmes et des hommes, des employés et des cadres, des ouvriers et des auto-entrepreneurs, des chômeurs et des intermittents, des sans-abri et des sans-papiers, des professeurs et des élèves, des fonctionnaires et des libéraux, des propriétaires et des locataires, des pauvres et des riches, des jeunes et des vieux… s’y croisent de façon anonyme. Nous ne sommes pas égaux devant l’hypermarché mais ce lieu commun nous rassemble. Que venons-nous au juste y chercher ?

Les hypermarchés façonnent le quotidien d’une majorité de Français, la grande distribution est devenue une puissance financière considérable, les villes sont profondément marquées par le développement des grandes surfaces… et pourtant, leur univers est un grand absent de la littérature, comme l’a relevé l’écrivaine Annie Ernaux en publiant Regarde les lumières mon amour, un journal de ses escapades dans un centre commercial. Un sujet marginal de la production en sciences sociales. Un angle mort du débat public. Est-ce parce que nous y faisons nos courses, une tâche relevant de la sphère privée, et donc traditionnellement féminine, considérée comme secondaire ? Est-ce en raison de l’ancrage très parisien, qui confine parfois au snobisme, de nombreux grands auteurs, responsables politiques de premier plan ou éditorialistes qui n’ont pas l’habitude de les fréquenter et nourrissent un a priori méprisant à l’égard des hypermarchés, perçus comme laids et destinés à des masses dont ils entendent se distinguer ?

Ne nous y trompons pas : l’hypermarché est un lieu politique. En y tournant et en y retournant, j’ai acquis la conviction qu’il donne à voir les impasses et les malaises contemporains, du fétichisme de la marchandise au gaspillage mortifère, de l’exploitation humaine au développement inégalitaire des territoires, de la mise sous surveillance de nos libertés au rythme accéléré de nos vies contemporaines. Les hypermarchés et les centres commerciaux nous alertent sur ce qui dysfonctionne en profondeur dans notre société, sur ce que nous devons remettre à l’endroit. Tout y est, là, sous nos yeux, si nous prenons la peine de les ouvrir et d’observer « ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel », pour le dire avec les mots de Georges Perec.
Au cœur de la crise du Covid-19, les portes des librairies, les terrasses des cafés et les musées ont fermé, quand celles des hypermarchés sont restées grandes ouvertes. Les parcs comme les marchés, les forêts et les plages, ont largement été interdits d’accès alors que ces espaces à l’air libre n’étaient évidemment pas plus dangereux que les grandes surfaces d’Auchan ou de Carrefour. Le gouvernement a ainsi donné à voir le sens des choix politiques qui régentent nos vies, et qui ne datent pas d’aujourd’hui. L’hypermarché est apparu aux yeux du pouvoir comme indispensable à notre survie collective, contrairement aux espaces culturels et naturels, aux endroits de convivialité et de lien. Il est vrai que nous y trouvons de quoi manger mais la fonction de l’hypermarché dépasse, outrepasse totalement ce besoin fondamental. Le temple de la consommation absorbe les porte-monnaie et l’énergie libidinale pour les tourner vers l’acte d’achat et le désir de parvenir. Dans cette course à la possession illimitée, il véhicule et matérialise les valeurs d’une société adossée à la loi du profit et courant à sa perte.

S’ils représentent encore 11 millions de mètres carrés, 2 232 enseignes et 72 milliards d’euros de chiffre d’affaires, les hypermarchés ressemblent à une étoile morte dont la lumière vacille. Le désamour des Français pour ces grandes surfaces a précédé la crise sanitaire, durant laquelle on a vu davantage de gens éviter le superflu et s’approvisionner dans les petits commerces de proximité ou directement au producteur. La vigilance nouvelle de la population à l’égard de ce qu’elle consomme, le commerce sur Internet, la fatigue de l’éloignement de l’hypermarché par rapport au lieu d’habitation avaient déjà fragilisé ce mastodonte. Bien avant le drame sanitaire, la grande distribution s’était pourtant mise sur le pied de guerre pour « adapter son offre » et « capter les nouvelles tendances ». Et pour cause : face à elle, la concurrence s’est sérieusement déployée et menace son emprise sur le marché lucratif de la grande consommation. Même s’ils y résistent en adaptant leur stratégie, les hypermarchés ont d’abord été confrontés à l’essor du hard discount et à l’éclosion d’enseignes de plus petites surfaces, aux prix bas et aux choix restreints. À côté de ces Lidl et autres Leader Price qui s’adressent à un public aux faibles revenus, les magasins bio et leurs chaînes – Biocoop, La Vie Claire, Naturalia… – ont eux aussi gagné du terrain, notamment au centre des métropoles, captant une clientèle aux revenus plus confortables. Un système de consommation, plus ouvertement à deux vitesses, se déploie avec ses dynamiques d’inégalités sociales et territoriales. Quant aux années à venir, elles ne semblent guère plus prometteuses aux hypermarchés tels que nous les connaissons. Amazon a mis au point un concept du Just Walk Out, un magasin sans employés de caisse, sans files d’attente mais totalement connecté et surveillé. Le géant américain a commencé à le déployer aux États-Unis et rêve de l’importer en France.

Où va-t-on ? Et si on sortait plutôt de l’hyper… par la gauche ?

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