Nos frères inattendus
Alec, dessinateur d’âge mûr, et Ève, romancière à succès d’un unique livre mythique, sont les seuls occupants d’un minuscule îlot de la côte atlantique. Ils ne se fréquentent pas, jusqu’au jour où une panne inexplicable de tous les moyens de communication les contraint à sortir de leur jalouse solitude.
Comment s’explique ce black-out ? La planète aurait-elle été victime d’un cataclysme ? Des menaces de conflit nucléaire et de terrorisme à grande échelle planaient déjà. Y aurait-il eu, quelque part dans le monde, un dérapage dévastateur ? Qu’en est-il de l’archipel tout proche ? Et du pays ? Et du reste de la planète ?
Alec va peu à peu dénouer le fil du mystère. Grâce à son vieil ami Moro, devenu l’un des proches conseillers du Président des Etats-Unis, il parvient à reconstituer le déroulement précis des événements. Si l’on a échappé au désastre, découvre-t-il, c’est d’une manière si étrange, et si inespérée, que l’Histoire ne pourra plus jamais reprendre son cours d’avant.
La rencontre tumultueuse de nos contemporains déboussolés avec des « frères inattendus » qui se réclament de la Grèce antique, et qui ont su se doter d’un savoir médical beaucoup plus avancé que le nôtre, fait la puissance dramatique de ce roman, tout en lui donnant des allures de conte moderne.
A travers la fiction et la parabole, l'auteur traite ici de manière romanesque les grands sujets abordés dans plusieurs de ses essais (Les identités meurtrières, Le naufrage des civilisations).
Extrait
Ma lampe de deux cents watts a tremblé au plafond comme un chétif cierge d’église, et elle s’est éteinte.
J’ai retenu mon souffle. J’étais en train de tracer à l’encre de Chine le trait ultime d’un dessin, ma main s’est immobilisée. Puis elle s’est élevée lentement à la verticale pour éviter de tacher.
Dehors, c’était la tempête annoncée. La chose n’est pas rare en cette saison, au voisinage de l’Atlantique. Pluies, rafales, éclairs. Et, en bruitage de fond, le tonnerre. Qui, d’un grondement à l’autre, bougonne encore.
Au début, je n’étais pas inquiet. Je n’étais même pas irrité. Ma journée, de toute manière, allait s’achever. Il devait être dix-neuf heures trente, ou un peu au-delà. Mon dessin était fait. Un dernier coup d’œil, demain matin, quelques retouches, ma signature, et je l’expédierais.
J’ai retrouvé à tâtons le capuchon du stylo, que j’ai refermé de peur que la pointe ne se dessèche. Puis, à tâtons encore, d’un geste qui m’est familier, j’ai tendu la main vers ma radio, en bout de table.
Elle est toujours réglée sur la même station, Atlantic Wave, qui émet sur longues ondes à partir des Cornouailles. Ses choix musicaux me déçoivent rarement, et à chaque heure elle diffuse un bulletin d’information que je qualifierai de fiable, vu qu’il s’intéresse à tout ce qui affecte notre planète, pas seulement aux exploits de l’équipe de rugby de Bournemouth.
C’est exactement de cela que j’avais besoin en cette fin de journée. Une musique amie pour me tenir compagnie dans l’obscurité forcée. Ensuite, au bout de dix minutes, ou de vingt-cinq, des nouvelles du reste du monde, lues d’une voix limpide et rassurante par Barbara Greenville.
De ma radio, un sifflement. Ni musique ni Barbara. Rien qu’un sifflement en deux temps, qui s’amplifiait puis s’atténuait, tel un signal d’alarme. Mais sans le côté strident. Plutôt lénifiant, je dirais… Je balayai patiemment toute la bande LW, puis MW, puis FM. Partout ce sifflement, invariable, comme si toutes les ondes s’étaient fondues en une seule.
Une panne de ma radio ? Je pris une torche électrique sur l’étagère, au-dessus de ma tête, pour aller vers ma chambre, où j’ai une autre radio près du lit. Plus ancienne, plus lourde. Je l’allumai. Le même sifflement. Je triturai quelques boutons, sans conviction. Non, ce n’était pas une panne. J’aurais dû m’en rendre compte tout de suite. Une radio marche, ou bien elle se tait quand les piles sont à plat. À la rigueur, si elle a subi un choc, elle peut émettre un bourdonnement continu. Jamais ce sifflement modulé. De toute manière, j’étais fixé, pas deux radios avec la même panne au même instant !
Mais alors, de quoi s’agit-il ? Que s’est-il passé ?
Soudain, j’ai compris. Du moins, j’ai cru comprendre. Et je me suis écroulé sur mon lit, la tête dans les mains.
Seigneur ! Se peut-il qu’ils aient fait ça ?
Les salauds ! Les fous !
J’ai dû répéter dix fois de suite “Les salauds ! Les fous !” à voix basse, à voix haute. Puis je me suis redressé. J’ai pris mon téléphone dans le creux de la main sans savoir encore qui appeler. Ma filleule, peut-être, Adrienne, qui vit à Paris… Pas de réseau, évidemment. Le téléphone aussi est mort.