Un barrage contre l'Atlantique
« Ce livre a été écrit dans un endroit qui devrait être sous l'eau ».
F. B.
Au hasard d'une galerie de Saint-Jean-de-Luz, Frédéric Beigbeder aperçoit un tableau représentant une cabane, dans une vitrine. Au premier plan, un fauteuil couvert d'un coussin à rayures, devant un bureau d'écrivain avec encrier et carnets, sur une plage curieusement exotique. Cette toile le fait rêver, il l'achète et soudain, il se souvient : la scène représente la pointe du bassin d'Arcachon, le cap Ferret, où vit son ami Benoît Bartherotte. Sans doute fatigué, Frédéric prend cette peinture pour une invitation au voyage. Il va écrire dans cette cabane, sur ce bureau.
Face à l'Atlantique qui à chaque instant gagne du terrain, il voit remonter le temps. Par vagues, les phrases envahissent d'abord l'espace mental et la page, réflexions sur l'écriture, la solitude, la quête inlassable d'un élan artistique aussi fugace que le désir, un shoot, un paysage maritime. Puis des éclats du passé reviennent, s'imposent, tels « un mur pour se protéger du présent ». A la suite d'Un roman français, l'histoire se reconstitue, empreinte d'un puissant charme nostalgique : l'enfance entre deux parents divorcés, la permissivité des années 70, l'adolescence, la fête et les flirts, la rencontre avec Laura Smet, en 2004... Temps révolu. La fête est finie. Pour faire échec à la solitude, reste l'amour. Celui des siens, celui que Bartherotte porte à son cap Ferret. Et Beigbeder, ex dandy parisien devenu l'ermite de Guétary , converti à cette passion pour un lieu, raconte comment Bartherotte, « Hemingway en calbute », s'est lancé dans une bataille folle contre l'inéluctable montée des eaux, déversant envers et contre tous des millions de tonnes de gravats dans la mer. Survivaliste avant la lettre, fou magnifique construisant une digue contre le réchauffement climatique, il réinvente l'utopie et termine le roman en une peinture sublime et impossible, noyée d'eau et de soleil. La foi en la beauté, seule capable de sauver l'humanité.
Une expérience de lecture, unique et bouleversante, aiguisée, impitoyable, poétique, et un chemin du personnel à l'universel.
Extrait
Je voudrais faire ici un aveu : je suis complotiste.
Je pense que la nature conspire pour éradiquer l’homme.
L’être humain ayant causé trop de dégâts à la surface de la Terre, il est logique qu’elle songe à s’en débarrasser.
Même si nous comprenons pourquoi le monde cherche à nous éliminer, nous n’aurons pas le choix : nous devrons tout de même nous défendre.
La condition humaine est désormais celle d’un parasite qui cherche à survivre dans un environnement hostile.
Vous vous demandez peut-être pourquoi je saute deux lignes entre chaque phrase.
Les blancs qui entourent les phrases leur donnent une majesté, comme le cadre autour d’un tableau.
Noyées dans la masse d’une page noircie, une phrase perd de son attrait.
Mes phrases respecteront la distanciation littéraire.
Isolée sur la page, ma phrase crâne comme un mannequin dans une vitrine.
Nous sommes à bord d’un bateau qui coule, mais ce bateau, c’est la Terre.
L’intuition de Kafka était juste : il n’y a plus de différence entre l’humanité et le cafard.
Il peut arriver que le blanc qui entoure la phrase devienne plus beau que celle-ci : je n’ai pas dit que mon expérience était sans danger.
Chaque phrase doit donner envie de lire la phrase suivante, mais exister aussi de façon autonome.
L’espace blanc entre les phrases ne les isole pas ; il les expose.
Au matin, la menace océanique semble lointaine.
L’art du romancier consiste à camoufler ses scories.
Je choisis délibérément de faire l’inverse.
Je veux fragiliser mes propositions relatives.
Dans Autoportrait, Édouard Levé a imaginé un autre système.
Ses phrases n’avaient pas de liens entre elles ; pourtant l’ensemble de son livre dessinait un homme.
Ce livre recycle son principe de collage discontinu.
La dune du Pyla est un écran de cinéma où le soleil projette son film, dont les nuages sont les acteurs principaux.
Les ombres sur le sable déroulent un scénario de lumière.
« Souvenir » est la bande originale de cette fresque muette.
Pour cesser d’écrire des romans satiriques, il suffit d’écouter Orchestral Manoeuvres in the Dark, pieds nus devant une mer étale.
Je voudrais dénoncer nommément dans ce livre toutes les personnes qui ont comploté à me rendre heureux.
Ma mémoire remonte par bribes désorganisées (ou organisées sans me demander mon avis).
Je ne me souviens que par flashs : mes souvenirs sont stroboscopiques.
Mon passé m’envoie des SMS.
Je sens que je risque de semer mon lecteur en route.
J’ai besoin que mes phrases l’accrochent.
Mes phrases tapinent, aguichent, elles voudraient séduire comme une prostituée dans une vitrine du Red Light District d’Amsterdam.
Une phrase est une phrase est une phrase est une phrase.
Édouard Levé s’est suicidé le 15 octobre 2007 à Paris.
Considérons que chaque phrase notée ici reporte mon suicide d’une journée.
Cette phrase a sauvé ma vie, et la suivante, et la suivante, jusqu’au jour où plus rien ne viendra, et pan.
« Sois pareil à un promontoire contre lequel les flots viennent sans cesse se briser », dit l’empereur Marc Aurèle.
Je décide désormais de m’interdire les citations ; celle de Marc Aurèle sera la seule (avec les exergues).
La citation est une phrase dont on n’est pas propriétaire : une locution de location.
Seul sur sa digue immense, Benoît Bartherotte se tient debout comme Marc Aurèle, face à l’océan, à la pointe du Cap Ferret ; à ses pieds se brisent sans cesse les flots.
Le pape François a dit qu’il fallait construire des ponts plutôt que des murs.
Il a oublié les digues.
Les digues sont des murs marins qui protègent la terre des inondations.
Une digue est aussi un pont qui avance sur l’eau sans atteindre l’autre rive.
Proust contemple sur une digue les jeunes filles en fleurs, qu’il compare à un bouquet de corail.
Bartherotte a bâti une digue pour sauvegarder l’extrémité sud de la presqu’île de Lège-Cap-Ferret, en Gironde.
Cette langue de sable, absurdement mince, prétend séparer le bassin d’Arcachon de l’océan Atlantique.
Comme dit un écrivain bordelais, Guillaume Fedou : « Le Cap Ferret est le clitoris de la France. »
Il faut le visiter souvent, sinon la France est de mauvaise humeur.