Le Protagoniste

Auteur : Luigi Malerba
Editeur : Grasset

La moquerie de la virilité triomphante existe depuis bien longtemps, et elle a été notamment pratiquée par des hommes. Le romancier italien Luigi Malerba, dont Umberto Eco appréciait, tout autant que la modernité du style, le « mode malicieusement ironique » (La repubblica, 2009), en a fait tout un roman en 1973 dans Le Protagoniste (première traduction française chez Grasset en 1975). Et quel roman ! Et quel protagoniste ! Qui est-il, lui qui se promène avec toute son assurance sur le monde moderne et se raconte dans une prose saccadée, parfois rudimentaire, qui semble présager le parler des réseaux sociaux ? « Je suis le Centre Vital Générateur », dit-il. Malerba ne le nomme jamais, en laissant le soin, en bas de page, à des écrivains latins beaucoup moins prudes que l'Européen contemporain. Il ressemble aux obélisques, il ressemble aux campaniles, faits à son image. Il est... Il est...
Trois personnages mènent cette histoire qui raille ce que l'on appelait alors la phallocratie : le Protagoniste, le Patron, un radioamateur qui est son double, et Elisabella. Effréné, le Protagoniste conquiert Rome, en commençant par le « tunnel romain », qui passe sous le Quirinal. Outrageux, grossier, misogyne, jusqu'où ira-t-il ?
Jonglant avec les mots qu'aussi bien Malerba crée de toute pièce en défiant les règles de la grammaire, mordant, entre féerie et farce, Le Protagoniste est un opéra anarchiste qui défie les conventions sociales, religieuses et coutumières de son temps - mais encore du nôtre.

9,20 €
Parution : Novembre 2021
200 pages
Collection: Cahiers rouges
ISBN : 978-2-2468-2663-7
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Extrait

La tanière n’est pas une tanière. C’est un appartement au troisième étage d’un immeuble Via della Dataria à quelques pas du Quirinal un peu plus haut que la Fontaine de Trevi à l’intersection de la Via dei Lucchesi et de la Via dell’Umiltà à mi-chemin de Piazza Colonna et de Piazza Venezia. On est au centre de la vieille Rome comme tu l’auras compris d’après le nom des places et des rues.
On dit la tanière du renard du blaireau de la marmotte de la taupe et aussi la tanière du loup mais moi je ne suis pas un animal. De même on dit tanière pour le faucheur mais moi qui suis-je ? On le saura avant peu.
À présent je décris ma tanière c’est-à-dire ma maison. Tout d’abord faut y arriver. On monte les escaliers jusqu’au troisième étage et là on entre par la porte attention de ne pas confondre avec la porte palière du pharmacien. À peine entré on doit descendre trois marches, fais attention où tu mets les pieds. Un vestibule plutôt très sombre et au mur deux gravures de Piranesi, les prisons. Un divan paillé ancien parmesan en noyer. Rien de remarquable je ne sais même pas pourquoi je perds mon temps avec cette description de la tanière. Une pièce très grande avec une cheminée en brèche française et un carrelage rouge et blanc de Gênes, ça on s’en fiche aussi. Il est un peu usé, quelques carreaux bougent.
Le plafond à caissons. Il n’est resté que la peinture et le stuc doré parce que les vers ont mangé le bois ils l’ont pulvérisé de fond en comble. À force de rire un beau jour quelqu’un le recevra sur la tête. Les portes inutile de dire comment elles sont vert clair le chambranle doré imitation ancien vénitien.
À droite en entrant dans le salon deux grandes chambrettes pleines de revues empilées et d’autres revues et des papiers empoussiérés. Dans la seconde chambrette il y a un escalier à vis en fonte j’en parle à l’instant. Je n’en peux déjà plus de cette description.
À la moitié d’un couloir qui part de l’entrée il y a la cuisine drôlement petite mais plutôt spacieuse. Avant d’arriver à la cuisine il y a une porte murée. C’est par ici que passait Victor Emmanuel Deux arrivant par un escalier dérobé pour se rendre chez la belle Rosina qui logeait dans cette maison près du Quirinal quand il venait de Turin à Rome. Trois étages à pied une bougie à la main le roi d’Italie pour venir la trouver. Quand on est roi un autre pourrait monter les escaliers à votre place en revanche il les montait en personne Victor Emmanuel Deux avec ses grosses moustaches teintes en noir.
Près de celle qui est murée, une autre porte porte à la chambre à coucher où on entre aussi en passant par le salon. Ici le plafond est très bas toujours à caissons. Il y a le carrelage rouge et bleu un fauteuil un guéridon une armoire murale un lit avec un matelas de laine. Dans le lit une jeune fille qui attend laissons-la attendre et continuons à parler de la tanière. Le titre de ce chapitre serait en effet LA TANIÈRE.
Dans la seconde chambrette il y a un escalier à vis en fonte gaufrée comme j’ai dit plus haut et au sommet de l’escalier le cagibi du radioamateur. Ici il y a des appareils pour recevoir et transmettre musiques et paroles.
Au plafond il y a un trou c’est-à-dire une lucarne. Moi je sors par là et je m’élève droit vers le ciel le soir. Je domine les toits de Rome et vois le Quirinal. Je suis l’Antenne qui transmet et reçoit. Je me dresse sans les haubans d’acier des antennes traditionnelles en somme je me tiens par moi-même par érection naturelle. Je devrais faire attention de ne pas me montrer, selon eux, on en a jamais compris la raison. Je ne suis pas laid à voir. Ma couleur est assortie au rouge brique romain et ma forme rappelle en quelque sorte un campanile baroque de Borromini pourtant ce sont les campaniles qui m’ont copié, pas moi eux. Moi je suis fort et fier comme un canon sur le point de tirer mais en comparaison c’est lui qui y gagne, le canon ci-dessus nommé.
Je pourrais très bien me trouver sur un piédestal au milieu de Piazza di Spagna ou de Piazza Navona au lieu de la fontaine. Par pitié il n’en est même pas question. Et alors je vous le demande carrément pourquoi me cachez-vous ? Vous avez peut-être honte ? Les anciens au contraire me faisaient des monuments, les Étrusques et les Romains. Et les obélisques qu’est-ce que c’est ? Même les Égyptiens.
Quelqu’un passe Via della Dataria et lève la tête, me voit et n’en croit pas ses yeux (si grand et dressé sur le toit d’une maison je dois avoir la berlue). Parfois je m’aperçois qu’on me regarde et alors souvent je me retire et souvent au contraire je ne bouge pas parce que de toute façon personne n’y croit (ça doit être une hallucination, si c’était vrai tout Rome serait ici à regarder). À cause surtout de mes dimensions (ça doit être une cheminée de forme un peu bizarre et colossale comme celle du Sénat). Moi je reste là planté comme un carabinier (c’est peut-être un de ces ballons gonflables qu’on vend Piazza Navona ils ont toutes les formes et les couleurs possibles). Les femmes en particulier restent en extase.
Quand il fait froid ou qu’il pleut je regagne la tanière. J’ai peur des orages, si la foudre me touche je reste foudroyé.

Un jour une petite vieille est passée par là et a dit je n’y crois pas ça ne peut pas être vrai. Ça doit être une projection du péché, le Démon qui veut m’induire en tentation. Elle voulait monter pour venir me toucher mais la concierge ne l’a pas fait entrer, sur le toit on ne peut pas je n’ai pas les clés. La petite vieille se démenait je veux le toucher comme saint Thomas.
Enfin elle est partie mais revenue le lendemain soir. Je l’ai vue qui descendait du Quirinal et me suis retiré.

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