L'homme de trop, II: La liberté trahie

Auteur : Dominique Fernandez
Editeur : Grasset

Voici le deuxième volet du diptyque L’homme de trop dont le premier opus a été publié en mars 2021.
L’auteur poursuit l'exploration de la question gay aujourd'hui, aussi bien dans ses aspects extrêmes et périlleux que dans sa progressive normalisation. On suit les péripéties et les polémiques suscitées par le mariage pour tous, à travers deux des principaux personnages du premier tome, Gaël et Morgan. On assiste à leur mariage, aux réactions qu'il provoque, en particulier chez un gay de la génération précédente, Lucas. Celui-ci est partagé entre le bonheur de constater le considérable progrès des mœurs, et le regret et la mélancolie de voir comment les gays, autrefois force vive de contestation dans la société, s'embourgeoisent peu à peu dans le confort que procure la liberté.

23,00 €
Parution : Février 2022
448 pages
ISBN : 978-2-2468-2679-8
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Extrait

2012, octobre

Peu avant la Toussaint, Gaël participa à une fête techno et en raconta l’énorme succès à Lucas. Des milliers de jeunes avaient chanté, dansé, bu, chahuté, fricoté, niqué jusqu’à l’aube. Il se félicitait de vivre à une époque où le sexe, après des siècles où il était resté dépendant du sentiment amoureux, s’en était enfin libéré. Libre désormais, autonome, souverain, vivant pour son propre compte, il jouissait et prospérait sans en demander l’autorisation au cœur.
— Vous avez découvert la lune, dit Lucas.
Il prit un livre dans sa bibliothèque.
— Écoute un peu.
« Les jeunes c’est toujours si pressés d’aller faire l’amour, ça se dépêche tellement de saisir tout ce qu’on leur donne à croire pour s’amuser, qu’ils y regardent pas à deux fois en fait de sensations… Les voilà tout heureux… C’est content facilement les jeunes, ils jouissent comme ils veulent d’abord c’est vrai !
— Qui a écrit ça ? dit Gaël. Et quand ? Après mai 68, sûrement.
— Céline, en 1932.
— Un fumier d’antisémite ! Je ne l’ai pas lu.
— Vous dites « les jeunes, les jeunes », en croyant qu’ils l’ont inventé, l’amour à la va-vite, l’amour hors sentiment, l’amour de sexe, l’amour de peau. Belle nouveauté ! C’était déjà pareil, il y a quatre-vingts ans.
— Mais seulement pour les hétéros.
— En effet, admit Lucas.
— Notre intrusion sur la scène publique a tout bousculé. En 1932, on s’amusait, punto e basta. Nous avons transformé cette insouciance en conscience politique.
Dans l’affaire du mariage pour tous, qui agitait l’opinion en cet automne 2012, les gays prouvaient leur détermination. Tribunes dans Le Monde et dans Libération, préparatifs en vue d’une grande manifestation de rue, réunions de comités, distributions de tracts, ils se battaient sur tous les fronts : contre les calomnies de l’Église, contre les insinuations et les mensonges de la droite, contre l’inertie du gouvernement socialiste.
Finie l’époque où les métèques de naguère étaient condamnés à errer, çà et là, comme Olympio,

Regardant, sans entrer, par-dessus les clôtures,
Ainsi qu’un paria.

Ils constituaient maintenant une force politique avec laquelle il fallait compter.
— Je regrette, dit Gaël, que Gai Pied ait disparu. Une arme de combat nous manque. Nous n’avons plus un seul journal à notre disposition.
— L’importance qu’a eue Gai pied, on la reconnaît précisément à ceci : qu’il a dû s’interrompre, faute de lecteurs. La cause était gagnée. La presse spécialisée a fait son temps. N’ont survécu ni l’excellente revue Masques de Jean-Pierre Joecker, ni les Cahiers Gai Kitsch Camp (GKC) de Patrick Cardon. Et tant mieux, en un sens. Leur disparition signifie que nous n’en avons plus besoin.
Gaël semblait perplexe.
— Il est quand même dommage, dit-il, que nous n’ayons plus de porte-parole, à part le magazine Têtu.
— Mais regarde ce qu’il est devenu : rien de moins que l’homme-sandwich (il dut expliquer à Gaël l’expression) de la mode masculine. Ce n’est plus qu’une collection d’images et d’entrefilets publicitaires. Têtu nous vante les marques qu’il est nécessaire d’acheter pour rester in : vêtements, lunettes de soleil, crèmes de beauté, savonnettes, shampoings. Les barbes doivent être coupées d’une façon et pas d’une autre. Les photos de mannequins ont remplacé les pages de rédaction. Le sexe aventureux s’est dégradé en sexy de consommation.

Quel imprévisible, déconcertant garçon que leur ami kirghiz… Un jour Akram leur paraissait en être : coquetterie, efféminement, blagues équivoques, soif d’aller en balade dans les environs de Paris se mettre à poil dans une forêt, désir qu’il justifiait en citant le passage des Notes d’hiver sur des impressions d’été où Dostoïevski, revenu d’un voyage en France qu’il avait détestée, affirme que les Parisiens éprouvent deux besoins irrépressibles, voir la mer et se rouler dans l’herbe (en français dans le texte). Sur une plage ou à la campagne, ils ont l’impression de remplir un devoir sacré. Communier avec la nature, c’est leur vœu le plus ardent, et ils aiment tout particulièrement qu’on les regarde au moment de leur étreinte avec le sol nourricier. Ils croient être revenus à l’époque bénie des sauvages. Un autre jour, Akram se moquait de la mode rustico-écologique, et ils comprenaient qu’il s’était payé leur tête avec sa parodie de Dostoïevski.
On ne l’avait jamais vu ni avec un garçon ni avec une fille. Quant à son orthodoxie politique, elle soulevait plus d’un doute. Bien qu’ayant fui son pays dont il dénonçait la dictature, il ne se gênait pas pour critiquer les Français, dont les petites revendications le faisaient rire.
— À quoi l’employez-vous, votre liberté ? Croyez-vous que le mariage gay ait une telle importance ?
Plusieurs des amis qu’il avait laissés à Bichkek étaient sous les verrous. Akram, pourtant, ne cherchait pas à intéresser ses camarades français aux républiques musulmanes de l’ex-URSS. Les Occidentaux lui paraissaient trop futiles pour qu’il attire leur attention sur de vraies causes.

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