Le langage de l'amour
"C’est lui", "c’est elle", "on s’est trouvés", "je t’aime", "je t’aimerai toujours"…, si chaque histoire d’amour est unique, toutes se vivent, s’écrivent ou se chantent avec les mêmes paroles. Aujourd'hui, j'ai rencontre l'homme de ma vie clame Diane Dufresne, Que je t’aime, crie Johnny, Juliette est le soleil s’émerveille le Roméo de Shakespeare quand nous disons souvent de l’autre aimé qu’il est une lumière dans nos vies. Nos relations peuvent varier, nos mots d’amour sont identiques car nos sentiments sont semblables. Pour la première fois dans un livre, Julie Neveux, linguiste et experte de l’expression de nos émotions, analyse et décrypte ce langage amoureux, du fameux "coup de foudre" où l’on "tombe” amoureux, aux redoutables "il faut qu’on parle", "j’étouffe".
En quatre grandes parties, retraçant les phases de l’amour, de l’amour fantasme (où le nom de l’autre cristallise nos désirs et le destin s’invite pour donner du poids à la rencontre), à l’amour fusion (quand les métaphores du soleil disent l’intensité, je t’aime le souhait d’être lié à jamais à ce toi singulier), l’amour possession, (temps de la domestication, des surnoms voués à s’approprier l’autre devenu familier) et l’amour figé (où le langage tourne à vide, les toujours d’éternité deviennent cris de lassitudes, le toi accusateur, et les partenaires des caricatures s’échangeant de sempiternelles répliques), Julie Neveux révèle combien nos mots d’amour construisent nos histoires. Et comment nous pouvons les comprendre en nous voyant les dire. Pour illustrer son propos, elle s’appuie à la fois sur les mots de l’amour les plus célèbres (ceux des artistes, de Louis Aragon à Annie Ernaux en passant par Barthes, Corneille, Barbara, Stromae, Fellini, Ingmar Bergman…) et ceux des personnages qu’elle invente, Juliette et Roméo, dont le récit de la romance scande les chapitres pour incarner la théorie.
Essai de linguistique, répertoire culturel amoureux et analyse de nos relations sentimentales, ce livre est un trésor de sens qu’on dévore comme un grand roman d’amour plein d’esprit et d’humour.
Extrait
Un matin pluvieux, au début d’un mois de novembre de l’ère Covid. Juliette Durand est seule dans la pharmacie ; sa patronne et son collègue Ali sont cas contacts. Depuis 8 heures, elle n’arrête pas, elle va et vient entre le comptoir de vente et la tente plantée sur le trottoir du boulevard Magenta, où elle enchaîne les tests antigéniques. Elle déteste. C’est préparatrice en pharmacie, son métier, pas infirmière. Les clients grimacent, versent une larme, disent merci. La pharmacie ne désemplit pas. Les cheveux noirs de Juliette sont noués haut sur le sommet de son crâne ; sous ses yeux bleu clair, le maquillage dessine des cernes d’encre et de fatigue. Les visages des clients défilent, flous, derrière la paroi en plexiglas. La matinée s’écoule. Le sourire de Juliette, à l’abri de son masque, se fige.
Un peu après 11 heures, ça se calme. La pharmacie, d’un coup, miracle, se vide. Juliette file s’asseoir dans le préparatoire. Elle aime ce local, c’est son domaine à elle ; là où elle fabrique ses potions magiques, ses gélules, ses crèmes. Personne ne l’y dérange jamais, pas même la patronne. Elle retire ses chaussures et se masse les pieds. La douleur s’estompe. Juliette se détend et respire. Le bonheur tient à peu de chose.
Elle a faim. Elle pioche dans sa boîte de chocolats (cadeau de sa vieille cliente préférée). Il faut tenir. La fatigue donne faim. L’épidémie a réduit la vie de Juliette. Manger. Travailler. Ne pas se plaindre. Un dernier chocolat, pour le goût. Longue explosion de caramel liquide en bouche.
Soudain, la sonnerie de la porte d’entrée. « Excusez-moi, y a quelqu’un ? » Une voix d’homme. Jeune. Chaude, accent du Sud. Juliette s’extirpe de sa torpeur, avale le caramel, remet vite son masque et se précipite dans la pharmacie, « J’arriiive ».
Il se tient derrière le plexiglas. Ou plutôt, au-dessus. Il est grand. Très grand. Bizarrement, sa tête dépasse. C’est absurde. Le bout de plastique qui protège Juliette de ses clients en devient ridicule. Il ne sert à rien. Elle ne voit plus que le visage de l’homme. Peau mate, cheveux foncés, bouclés et drus, débordant de tous les côtés. Son masque est rouge framboise.
C’est une claque de vie. Juliette soudain a le vertige. Elle entend mieux, jusque dans la rue, les voitures qui passent et klaxonnent sur le boulevard Magenta, les pneus qui crissent. Elle voit mieux, pourtant son champ de vision est comme rétréci, son cerveau reçoit trop d’informations, qui l’étourdissent. Ses oreilles bourdonnent. Elle a chaud, est-ce qu’il a cessé de pleuvoir ? Il fait clair soudain sur le comptoir de la pharmacie, le soleil y fait une flaque. Juliette la fixe, et s’essuie le front.
Lui ne semble pas en meilleur état, il la dévisage, comme stupéfait.
— Bonjour, je m’appelle Roméo Dupond. Je viens pour un… (cet accent du Sud, insoutenable).
— Roméo ? articule Juliette.
— Oui, dit-il en collant sa carte de visite sur son côté du plexiglas.
Elle n’arrive pas à lire.
— Je vous crois. Moi, c’est Juliette, dit-elle en pointant du doigt l’étiquette qu’elle porte sur sa blouse.
— Oh ! c’est drôle… Juliette !
Puis ils se taisent.
— Ok, c’est drôle, interrompt une jeune femme à casquette que Juliette n’avait pas du tout remarquée, qui vient se placer à côté de Roméo et porte une caméra sur l’épaule, mais on a du travail. Je suis Raïssa, on travaille pour la télévision et on aimerait vous filmer pendant que vous faites un test antigénique à Roméo, vous voulez bien ?
Juliette fait non de la tête.
— Non merci je préfère pas.
Roméo se réveille.
— Si si s’il vous plaît, on fait un sujet pour le journal tv de ce soir pour CLaChaîne, sur les tests en pharmacie, le timing est très tendu, promis on tourne ça en cinq minutes.
— Je suis pas pharmacienne.
— Ah, c’est pour ça que vous êtes en chaussettes.
Juliette rougit et jette un regard rapide sur ses pieds. Elle a oublié de remettre ses chaussures.
Vexée, elle se ressaisit et débite :
— Non, ça c’est parce que j’ai mal aux pieds. Je suis préparatrice en pharmacie, c’est pas les mêmes études. Préparatrice en pharmacie c’est deux ans, pharmacien, quatre.
— Mais vous faites bien les cotons-tiges ?
— Oui.
— Eh ben voilà, c’est parfait ! Promis on fait vite, Raïssa, tu nous dis où on se met ?
Raïssa prend tout en main. Juliette accepte, avec Roméo ils la suivent docilement dans la tente. Raïssa est une professionnelle du cadrage et une femme d’action. Juliette, en chaussettes, fait son prélèvement dans un état second, geste après geste, avec la précision et la douceur qui lui sont habituelles, mais la caméra la gêne, ou plutôt, la présence de Roméo la trouble, si proche. Il a baissé son masque rouge et la regarde fixement, d’un air ravi.
Il a un grand nez. Un nez d’aigle, d’empereur romain. Juliette tremble un peu quand elle introduit le coton-tige, ce nez est trop grand, ça ne s’arrête jamais, c’est tragique, elle va percer le cerveau d’un être humain en direct, jus de cervelle sur la caméra, sur toutes les télés de France, fini la vie tranquille et le pavillon à Tremblay. Roméo verse sa larme. Ouf, c’est fini. Ils se sourient. Roméo a les dents du bonheur. Juliette confusément éprouve le besoin qu’il lui déchire sa blouse, puis sa chemise, qu’il lui mange ses lèvres. Les siennes sont rose bonbon, leur contour est tracé comme au crayon, on dirait qu’il porte du rouge à lèvres.