Blanc résine

Auteur : Audrée Wilhelmy
Editeur : Grasset

Elle s'appelle Daã Née dans un couvent niché au coeur de la forêt boréale et construit par des femmes, elle grandit libre, loin du monde des hommes, parmi vingt-quatre religieuses. Elles règnent sur Cusoke, pays de roches et de glace où les codes sociaux sont réinventés. Enfant sauvage, Daã parle la langue d'Ina Maka, la Terre-Mère, dont elle apprend les cycles, les ordres et les lois.
Lui se prénomme Laure. Enfant albinos rejeté par les autres, fils d'ouvrier de la mine Khole Co, il voudrait se fondre parmi les visages noirs des mineurs. Mais après la mort de sa mère, son père lui rêve un destin meilleur que le sien, loin des galeries et de la misère assassine. Envoyé à la ville, il deviendra médecin malgré lui.
Tout oppose cette femme-forêt et ce garçon-translucide, deux marginaux qui aspirent, l'un à se faire accepter, l'autre à s'émanciper. Mais un jour leurs destins se croisent et l'amour les lie. Blanc Résine raconte leur histoire. Avec Laure, Daã ira vivre en ville, fera trois enfants. Mais jamais elle n'acceptera de se plier aux lois des hommes. Et cela a un prix.

Tout à la fois conte réaliste, drame romantique et fable féministe, Blanc Résine nous transporte dans un univers rude et troublant, au coeur de la nature, pour fouiller nos plus extrêmes sentiments : l'amour, le désir, la colère. Audrée Wilhelmy y déploie son lyrisme sauvage et son imaginaire avec une maturité et une maîtrise rares. Elle signe ainsi un livre inclassable, spectaculaire.

22,00 €
Parution : Janvier 2022
384 pages
ISBN : 978-2-2468-2754-2
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Extrait

Je nais.
Je perce les entrailles d’un couvent.
Elles sont vingt-quatre sœurs qui poussent, brament, leurs voix saillent des murs, se mêlent aux ramages des orfraies, des freux, aux abois, caquets et feulements. La forêt grouille d’animaux qui vêlent. Il fait nuit de taïga, de lune ronde, basse, nuit pareille aux deux bouts : douze heures noires, douze heures blanches. Partout, l’équinoxe creuse les flancs de femelles gravides. Leurs antres, tapissés d’herbes sèches, sont différents de celui qui abrite quarante-huit jambes et quarante-huit bras de femmes nues.
Cent fois elles se déchirent, se ressoudent, chaos de peaux enchevêtrées : vingt-quatre têtes, vingt-quatre sexes, quarante-huit yeux qui ont vu se fendre les nymphes d’autres mères, mais jamais les leurs.
Je me tords en elles, les fissure. Je m’extirpe comme je peux de leurs organes ventraux. Dehors, il neige du printemps, neige molle qui fond en battant le sol du même bruit que fait mon corps jaillissant d’entre leurs cuisses, bruit d’éponge mouillée. Je nais : bête gluante et brune, chevelue comme une épinette, qui s’affale sur la table, floc, et qui hurle avant de s’accrocher à un doigt, le premier qu’elles me tendent, humecté de lait.
Pendant la nuit, des levrauts ont troué le giron des hases, des faons sont nés sur des lits de branches mortes. Je goûte le colostrum en même temps qu’une ventrée de lynx. Seuls les murs me séparent de ma fratrie mammifère.
Dans la tanière de pierres saintes, toutes me regardent téter, moi, la fille déjà savante de la succion de sa bouche.
Le jour se lève blanc dans les fenêtres ; le vent tombe. Mes oreilles découvrent les harmonies de chœurs. Les battements du vitrage, des volets sur les meneaux, sont engloutis par ma mère chorale qui chante les laudes.
Je sors de la matrice d’un couvent, vingt-quatre femmes, pas d’homme, pas de père. Lui a le visage du Nord, de la tribu nomade : je lui prends ma crinière d’Olbak, mais je nais quand même de vingt-quatre sœurs seules qui cachent sous leurs voiles des cascades soyeuses et des têtes dures comme la roche de la Kohle Co.
Mains adroites et mains gauches, jointures noueuses, poignets ronds de jeunettes, elles ont des doigts qui savent dégager les bronches, couper le cordon et d’autres qui apprennent sur le tas. Elles lavent le vernix à même la sueur de leurs membres, m’enveloppent, m’embrassent, me hument ; elles me passent de mains en bras pour me sentir, boule chaude, contre leur ventre et leurs seins. Leurs cheveux sont des capes qui coulent sur leur dos, ils se gonflent quand l’une ou l’autre ouvre la porte du réfectoire et se mêlent entre eux, deviennent filet qui les enserre, elles, les moniales du couvent de Sainte-Sainte-Anne : vingt-quatre faces de femmes, un grand corps de mère.

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