Le flou du monde

Auteur : Iris Wolff
Editeur : Grasset

Samuel naît dans un petit village en Roumanie, non loin de Timisoara et de la frontière hongroise. Sa mère, Florentine, est une femme rêveuse, descendante d’une famille noble. Hannes, son père, est pasteur, en charge des paroissiens de langue allemande qui vivent dans cette région d’Europe centrale depuis des siècles. Samuel est un garçon taciturne et timide, mais la famille est heureuse - autant que possible dans cette Roumanie encore sous la férule de Ceausescu. Le couple se lie d’amitié avec les Novacs, qui font partie de la minorité slovaque, et leur fille Stana va devenir la compagne de jeux de Samuel. Quand Hannes est convoqué par la Securitate, il se demande néanmoins si ce n’est pas son ami Konstanty Novacs qui l’a dénoncé, pour avoir hébergé deux jeunes Allemands, Beni et Lothar.
A l’adolescence, Samuel et Stana tombent amoureux l’un de l’autre, mais peu après, le meilleur ami de Samuel, Oz, se met en délicatesse avec le pouvoir communiste, au point de devoir quitter le pays s’il ne veut pas risquer de mourir dans les geôles du régime. Samuel n’hésite alors pas une seconde : à l’aide d’un petit avion ULM qu’il a appris à piloter, il aide Oz à passer à l’Ouest. Il ne prévient pas ses parents de sa décision, mais laisse un mot à Stana, lui demandant de ne pas l’attendre. En Allemagne, il va essayer de reconstruire une vie loin des siens. Sa route va croiser celle de Beni, cet Allemand que son père avait accueilli chez eux des années auparavant, et quand l’effondrement des régimes communistes s’annonce, les deux prennent la route en direction de la Roumanie...
En sept chapitres, Iris Wolff retrace le fabuleux destin d’une famille européenne. Sa langue, poétique et aérienne, sert à merveille cette histoire d’amour au carrefour de la grande Histoire, entre oppression et liberté, l’Est et l’Ouest.

Traduit de l’allemand par Claire de Oliveira
19,00 €
Parution : Février 2022
224 pages
ISBN : 978-2-2468-2793-1
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Extrait

Laisse-moi cet enfant.
Cette phrase, Florentine ne la pensa pas, elle ne la prononça pas. Elle s’en remit à elle. Gravée en elle, cette phrase l’accompagna. D’abord sur le traîneau tiré par un cheval, puis dans le train pour Arad où, arrivée à la gare, elle prit un taxi jusqu’à l’hôpital. Laisse-moi cet enfant, s’il te plaît. La phrase résonna dans la neige, s’envola comme les flocons au bord de la route, roula avec elle au fil des rails, monotone, saccadée. Un sifflement grêle et aigu retentit, tel un avertissement. Dans le taxi, la phrase se fit noueuse et se fixa, lui resta coincée dans l’œsophage, coincée dans l’estomac, dans les poings, dans la bouche. Laisse-le-moi, s’il te plaît.
Il neigeait depuis une semaine. D’abord à petits flocons qui, l’air innocent, mouchetaient la cour comme le dos d’un animal. Ils recouvraient les toits des maisons mais, sur le clocher de l’église, ils n’avaient fait que glisser. Chaque flocon, exemplaire unique conçu dans la profusion, envoyé pour tout faire disparaître : les villages alentour, les champs, les collines à l’horizon, et enfin l’horizon lui-même. Renonçant à pelleter la neige dans la cour, Hannes se bornait à dégager l’accès à la rue, le chemin vers la maison voisine. Il sortait trois fois par jour, résigné à voir les monticules de neige mesurer plus d’un mètre, de part et d’autre.
C’est par ces chemins creux qu’il avait accompagné Florentine, le matin, sortant de la cour pour traverser la rue et longer l’église. Dans la grand-rue, rien qu’une carriole à patins. Sur le siège du cocher, un homme en manteau et toque de fourrure, tassé sur lui-même comme un dormeur. Florentine et Hannes échangèrent un regard. Elle fit oui de la tête. À leur approche, l’homme se redressa. Il monta sur le plateau du traîneau, ouvrit plusieurs tonneaux de bois pour vanter ce qu’il y avait dedans. Dans l’un d’eux, les corps des poissons indiquaient tous la même direction, ventres argentés, dos gris-noir, on aurait dit un banc en pleine mer, prêt à virer à tout instant. Dans un autre tonneau, ils étaient disposés en étoile, la queue vers le centre, la tête vers l’extérieur, des dizaines de têtes, d’ouïes, d’yeux.
Hannes expliqua à l’homme de quel trajet il s’agissait, lui donna de l’argent, finit même par lui acheter du poisson pour qu’il parte. Ce poisson irait aux ordures. Après ce trajet, Florentine ne mangerait plus jamais de harengs saurs.
L’homme donna un coup de fouet au cheval. Hannes fit quelques pas, comme pour suivre le traîneau. Florentine regarda en arrière jusqu’au moment où un virage le déroba à sa vue. Peu après, le village disparut lui aussi. Les patins de la carriole glissaient sur la neige, le harnais craquetait, un grelot aigu tintait sans relâche, et Florentine, quand elle se touchait le bas du ventre, croyait entendre un verre se briser en deux. Chaque virage était le retour du précédent, chaque bouquet d’arbres la répétition d’un autre. Il n’y avait pas de couleurs, pas de contours nets, rien que le glissement du traîneau, le tintement aigu du grelot et l’odeur du poisson en saumure. Sur la route dégagée, sans arbres ni maisons pour couper le vent, elle voyait devant elle le traîneau s’écarter de la route. Les tonneaux et les poissons basculaient, une grande main insoucieuse les semait sur la neige – leur motif gris-noir sur le blanc continu.
Le cocher se taisait. Florentine s’aperçut qu’il la regardait du coin de l’œil, s’étant bien rendu compte qu’elle croisait les mains sur son ventre et s’agrippait, dans les passages cahoteux. Il ramena le cheval au milieu de la route, réduisit la vitesse dans les virages : il avait compris de quoi il retournait. Elle ne voyait que ses yeux, entre son manteau et sa toque de fourrure. Difficile de savoir quel âge il avait et si son visage était beau, ou aussi grossier que ses mains. Florentine lui était reconnaissante. Il connaissait les routes sur le bout des doigts, arrivait à s’orienter grâce à la signalisation sommaire, aux buissons et aux arbres qui, pour elle, étaient dénués de sens. Il savait à quel arbre il devait tourner, obliquait pour éviter un obstacle qui s’annonçait et qu’elle percevait bien trop tard. Sans doute qu’il empruntait ces routes depuis des années, été comme hiver, avec le poisson en saumure qui les faisait vivre, lui et sa famille.
C’est bien un Roumain, aurait dit son père. Sauf qu’à ce moment-là cet homme était plus proche d’elle que n’importe qui d’autre.

La neige affichait une luminosité qui apeurait Florentine depuis quelque temps et la transportait de pièce en pièce – ces pièces qui ne lui étaient pas encore familières. À croire que ces chambres l’observaient et que rien ne leur échappait, ni les chuchotements ni les petits gestes, à croire que la maison s’était depuis longtemps fait cette image : une femme à la peau semée de taches de rousseur, mince, presque fluette, en pantalon ample et blouse brodée. Un barbu aux cheveux mi-longs qui jouait au foot et grattait sa guitare, envoyé aux confins occidentaux du pays pour son premier poste pastoral. Un couple d’une bonne vingtaine d’années qui passait les soirées à jouer aux cartes. Qui scrutait la maison aux nombreuses pièces, le verger et ses pieds de vigne, ses cognassiers, pêchers et poiriers, tout comme il était scruté par les villageois. Florentine, qui avait grandi en ville, ignorait les implications et les exigences de la vie à la campagne, mais tâchait d’y mettre du sien pour que cette expérience soit une réussite.
L’après-midi d’avant, des adolescents mettant en scène la Nativité étaient allés de porte en porte. Tout se passait en silence. Depuis que la neige tombait, il n’y avait plus de portails s’ouvrant ou se refermant, plus de claquements de portes ni de cris d’enfants, ni d’appels d’une ferme à l’autre. La neige avait relégué les cris dans les maisons, on n’entendait même plus ces aboiements qui, partant d’un chien, se relayaient plusieurs fois par jour et toutes les nuits jusqu’au moment où le village entier était pris de glapissements. Ils cessaient toujours d’un instant à l’autre, instaurant un silence plus profond qu’avant. Si Florentine avait dû nommer ce qui constituait sa nouvelle vie, ç’aurait été ce silence.
Par la fenêtre de la cuisine, Florentine avait suivi le parcours des adolescents. Sept silhouettes en longues robes blanches, presque impossibles à discerner entre les amas de neige : Joseph, Marie et sa parure de mariée, deux anges armés d’un sceptre et d’un glaive, le bœuf et l’âne, l’un à longues cornes, l’autre à l’expression grotesque. Au moment où le second ange appela Marie vers l’entrée de la maison du pasteur, Florentine sentit quelque chose de brûlant entre ses jambes. Dans la salle de bains, elle retira son pantalon, du sang lui dégoulina sur les cuisses et tomba sur le carrelage. La sage-femme lui donna un hémostatique. Le saignement revint le lendemain, et Florentine se mit en route sans plus hésiter. Elle voulut aller à l’hôpital même si les amas de neige coupaient le village du trafic ferroviaire.
En se rendant à la gare, elle pensa à ce que dirait Hannes pendant l’office de Noël, ce jour-là : il était invincible, celui qui confiait sa volonté à Dieu sans vouloir gagner. Ce jour-là, Florentine n’était pas invincible. Elle croisa les bras sur son ventre, serra les cuisses et ferma les yeux, mais elle ne trouva pas d’obscurité. Rien que du blanc permanent.
Le marchand de poisson attendit l’arrivée du train. Après coup, elle se rendit compte qu’ils n’avaient pas échangé un mot de tout le trajet. Le train s’ébranla, elle essuya la vitre embuée pour voir par un petit rond. Il resta sur le quai, les mains dans les poches de son manteau, le visage enfoui dans le col et la toque. Elle lui adressa un signe de tête et eut l’impression qu’il en faisait autant, ou peut-être qu’il se contentait de lever la main ; dès que le train eut quitté la gare, elle fut incapable de s’en souvenir.
Même le seul être qu’on ait au monde peut disparaître comme s’il n’avait jamais existé, pensa-t-elle.

Entre les plaintes, les supplications et les pleurs des autres femmes, Florentine arrivait à peine à comprendre le médecin.
Lui avait-il vraiment demandé ce qu’elle avait pris ?
Le médecin avait le crâne chauve et des mains noueuses qu’il ne sortait des poches de sa blouse que pour se moucher. Personne ne l’avait encore examinée.
« Rien, je n’ai rien pris du tout. Si je suis là, c’est pour que vous sauviez mon bébé. »

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