Sang trouble

Auteur : Robert Galbraith
Editeur : Grasset

Cormoran Strike est en visite dans sa famille en Cornouailles quand une inconnue l'approche pour lui demander de l'aide. Elle aimerait retrouver sa mère, Margot Bamborough, disparue dans des circonstances jamais éclaircies en 1974.
Strike n'a encore jamais travaillé sur une affaire classée, et en l'occurrence, 40 ans se sont écoulés depuis les faits. Intrigué, il accepte, malgré le peu de chances de résoudre l'affaire et la longue liste des cas sur lesquels lui et son associée Robin Ellacott travaillent déjà. Cette dernière est embourbée dans un divorce déjà compliqué, ses sentiments pour Strike n'arrangeant rien.
Petit à petit, l'enquête apparaît comme extraordinairement complexe. Sur leur chemin, Robin et Strike rencontrent des témoins peu fiables, s'interrogent sur des jeux de tarots, tout en poursuivant des pistes qui semblent mener vers un serial killer psychopathe. Ils apprendront bientôt, à leurs dépens, que même des affaires classées peuvent se révéler dangereuses...
Ce cinquième volume de la série des Cormoran Strike, épique et labyrinthique à souhait, nous offre une lecture haletante. Incontestablement le meilleur roman de Robert Galbraith à ce jour.

Traduction : Florianne Vidal
22,90 €
Parution : Février 2022
900 pages
ISBN : 978-2-2468-2809-9
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Extrait

« Tu es un vrai Cornouaillais. Un pur et dur, gronda Dave Polworth, énervé. Tu ne devrais même pas t’appeler Strike. C’est Nancarrow, ton vrai nom, en principe. Ne me dis pas que tu te considères comme anglais ! »
Le Victory Inn était tellement bondé en cette chaude soirée d’août que les clients préféraient boire dehors, sur les grandes marches de pierre qui descendaient vers la baie. Polworth et Strike étaient assis à l’écart de la foule devant deux pintes de bière. Ils avaient trinqué aux trente-neuf ans de Polworth et, depuis vingt épuisantes minutes, la conversation tournait autour du nationalisme cornouaillais. Strike avait hâte de passer à autre chose.
« Est-ce que je me considère comme anglais ? s’interrogea-t-il à haute voix. Non, je me définirais plus volontiers comme citoyen britannique.
— Va te faire voir, répliqua Polworth, excédé. Tu racontes n’importe quoi. Juste pour me faire sortir de mes gonds. »
Physiquement, les deux amis étaient comme le jour et la nuit. Aussi petit et mince qu’un jockey, Polworth avait un visage tanné, creusé de rides précoces, et des cheveux clairsemés laissant entrevoir un crâne bronzé. Ce jour-là, il portait un jean usé jusqu’à la trame et un T-shirt qu’il avait dû récupérer dans le panier à linge tant il était froissé. Sur son avant-bras gauche, un tatouage figurait la croix noire et blanche de saint Piran, le patron des Cornouailles. À sa main droite, une méchante cicatrice témoignait de sa rencontre avec un requin.
Quant à son ami Strike, il faisait penser à un boxeur sur le retour, ce qu’il était d’ailleurs. Imposant par sa taille, autour d’un mètre quatre-vingt-dix, il avait le nez légèrement de travers et une masse de cheveux bruns et crépus. Il n’arborait aucun tatouage et, malgré l’ombre qui recouvrait son menton en permanence même quand il était rasé de frais, il donnait l’impression, peut-être à cause de son allure, d’avoir jadis servi dans la police ou dans l’armée.
« Tu es né ici, insistait Polworth. Donc tu es cornouaillais.
— Je suis désolé mais si on suivait ce raisonnement, toi tu serais un Brummie, vu que tu es né à Birmingham.
— Va te faire voir ! explosa Polworth. Ma mère est une Trevelyan et je suis arrivé dans ce pays à l’âge de deux mois. L’identité, c’est ce qu’on ressent là-dedans. » Il appuya son pouce contre sa poitrine. « Ça fait des siècles que la famille de ma mère habite les Cornouailles…
— Ouais. Personnellement, je ne crois pas trop à ces histoires de sang et de sol…
— Tu sais, lors du dernier recensement, le coupa Polworth, ils ont demandé “Quelle est votre origine ethnique ?” et, ici, la moitié des gens – la moitié, je dis bien – a coché cornouaillais et pas anglais. Sacré progrès.
— Génial, dit Strike. C’était quoi, les autres choix ? Celte ? Romain ?
— Arrête avec ce ton condescendant, répliqua Polworth. À quoi ça te sert ? Tu vis à Londres depuis trop longtemps, mon gars… Il n’y a rien de mal à aimer sa patrie. Rien de mal à ce que les régions cherchent à récupérer un peu du pouvoir que Westminster leur a piqué. Les Écossais vont nous montrer la voie, l’année prochaine. Tu verras. Quand ils auront leur indépendance, les autres suivront. Ce sera l’élément déclencheur. Tous les peuples celtiques vont se casser.
« Tu en veux une autre ? », enchaîna-t-il en désignant le verre vide posé devant son ami.
Strike l’avait rejoint au pub pour oublier un peu ses soucis, pas pour subir ses sermons. La fidélité de Polworth envers le Mebyon Kernow, le parti nationaliste où il militait depuis l’âge de seize ans, semblait s’être renforcée depuis un an qu’ils ne s’étaient pas vus. En règle générale, Strike pouvait compter sur lui pour le distraire et le faire rire, mais dès qu’il démarrait sur l’indépendance des Cornouailles, sujet qui passionnait Strike autant que la décoration d’intérieur ou les horaires de chemin de fer, Dave perdait tout son humour. L’espace d’une seconde, Strike songea à prendre congé en prétextant qu’on l’attendait, mais la perspective de retrouver sa tante malade le déprimait plus encore que les diatribes contre les supermarchés qui refusaient d’apposer la croix de saint Piran sur les produits régionaux.
« Avec plaisir », répondit Strike avant de lui tendre son verre. Dave mit le cap sur le comptoir en saluant en chemin ses nombreuses connaissances.
Resté seul à la table, Strike laissa errer son regard. Ce pub lui rappelait tant de bons souvenirs. Certes, il avait un peu changé au fil des ans mais c’était toujours le QG où il avait autrefois retrouvé sa bande de potes, chaque soir après les cours. Ce lieu suscitait en lui les mêmes impressions ambivalentes qu’à l’époque de son adolescence. Il s’y sentait à la fois totalement chez lui et totalement déplacé.
Après s’être attardés sur les lattes du parquet, les yeux de Strike remontèrent vers les gravures marines ornant les murs. Au passage, il croisa le regard d’une femme accoudée au bar avec une amie. Elle avait un long visage pâle et des cheveux bruns mi-longs, striés de mèches grises. Sa tête ne lui disait rien mais, depuis une heure, il avait remarqué que certaines personnes le fixaient ostensiblement, voire tentaient d’attirer son attention. Strike sortit son portable et fit semblant d’écrire un texto.
Depuis quelque temps, les habitants de St. Mawes l’abordaient sous n’importe quel prétexte. Et il avait le plus grand mal à s’en dépêtrer. Le diagnostic n’était tombé que depuis dix jours mais apparemment tout le monde savait que sa tante Joan souffrait d’un cancer des ovaires et que lui-même, sa demi-sœur Lucy et les trois fils de cette dernière étaient venus offrir leur soutien au couple qu’elle formait avec son mari Ted. Depuis une semaine, chaque fois qu’il s’aventurait hors de la maison, il devait répondre aux questions, remercier les uns et les autres pour leurs marques de sympathie, promettre de transmettre le bonjour et décliner poliment les propositions en tout genre. Il en avait marre de répéter sur tous les tons « Oui, elle est en phase terminale et oui, c’est une épreuve terrible pour nous tous ».
Polworth revint en jouant des coudes et posa les pintes sur la table.
« Et c’est parti mon Diddy », lança-t-il avant de reprendre sa place sur le tabouret.
Il lui avait donné ce surnom en référence au mot didicoy, « gitan » en langue cornique. Chaque fois qu’il l’entendait, Strike se rappelait pourquoi ils étaient amis.
Trente-cinq ans auparavant, quand Strike était entré en cours d’année à l’école primaire de St. Mawes, il s’était senti très différent des enfants de son âge, autant par sa taille qu’à cause de son accent. Sa mère était venue accoucher en Cornouailles mais s’était enfuie de la maternité peu de temps après, en pleine nuit, avec son bébé sous le bras, pour retrouver la vie londonienne qu’elle aimait tant. Une vie qui consistait essentiellement à faire la fête et à squatter ici et là. Quatre ans plus tard, elle était revenue au bercail avec lui et la petite Lucy qui venait de naître. Et de nouveau, elle s’était envolée avant l’aube, mais seule cette fois.
Strike n’avait jamais vraiment su ce que contenait le petit mot que Leda avait laissé en partant sur la table de la cuisine. Sans doute était-il question d’un problème avec son propriétaire ou son petit ami du moment, ou peut-être d’un festival de rock qu’elle ne voulait surtout pas rater : avec deux enfants en bas âge, comment aurait-elle pu mener l’existence qu’elle s’était choisie ? Quelle que fût la raison de son absence prolongée, sa belle-sœur Joan, une femme aussi traditionnelle et organisée que Leda était inconstante et chaotique, avait aussitôt acheté un uniforme au jeune Strike puis l’avait inscrit à l’école la plus proche.
Les autres garçons de quatre ans et des poussières l’avaient regardé entrer, bouche bée. Certains pouffèrent de rire quand l’instituteur donna son prénom, Cormoran. Strike était embêté car sa mère avait promis de lui faire la classe à la maison. Il avait tenté d’expliquer à l’oncle Ted que sa maman était contre l’école mais Ted, d’habitude si compréhensif, s’était montré intraitable. Strike avait donc obéi et, du jour au lendemain, s’était retrouvé au milieu de tous ces gosses inconnus s’exprimant avec un accent rigolo. Lui qui n’était pourtant pas du genre pleurnichard était allé s’asseoir à son pupitre avec dans la gorge un nœud gros comme une pomme.
Pourquoi Dave Polworth, le caïd de la classe, avait-il décidé de s’en faire un copain ? Aucun des deux intéressés n’avait jamais su répondre à cette question. Ce n’était pas dû à sa stature impressionnante : les deux meilleurs potes de Dave, des fils de pêcheurs, étaient aussi costauds que Strike. De toute façon, malgré son aspect chétif, Dave s’était déjà bâti une réputation de bagarreur amplement méritée. Au bout de la première journée, il était devenu son ami et son défenseur, bien déterminé à convaincre le reste des troupes, et ce par tous les moyens, que leur nouveau camarade méritait leur respect. Strike était natif des Cornouailles, c’était le neveu de Ted Nancarrow, sauveteur en mer de son état, il ne savait pas où était sa maman et ce n’était pas sa faute s’il parlait bizarrement.

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