Pour tout vous dire

Auteur : Joan Didion
Editeur : Grasset

La presse, la politique, la Californie, les femmes : on retrouve déjà dans ce recueil rassemblant des chroniques rédigées entre 1968 et 2000, ceux qui deviendront les thèmes de prédilection de l'icône des lettres américaines. Qu'elle raconte ses débuts au magazine Vogue, une réunion des Joueurs Anonymes, qu'elle analyse la presse locale underground ou qu'elle s'interroge sur les publications posthumes des écrivains, c'est finalement toujours l'Amérique qu'elle scrute, dans toutes ses vérités et ses contradictions.
Publiés en français pour la première fois, ces textes semblent répondre à une même question : « pourquoi écrire ? ». Elle y évoque le style, la sincérité de l'écriture à la première personne, la genèse de ses trois premiers romans et le parcours qui l'a conduite à devenir l'écrivaine que nous connaissons aujourd'hui et qui continue d'inspirer des générations d'auteurs. Joan Didion n'a de cesse de nous faire rire et de nous surprendre par la finesse de sa réflexion, toujours portée par une liberté de ton, un style incisif et empathique, ainsi que le sens de la formule. L'acuité du regard de cette figure mythique de la littérature américaine brille ici dans toute sa modernité et sa puissance visionnaire.

Avec une préface de Chantal Thomas, de l'Académie française

Traduction : Pierre Demarty
15,00 €
Parution : Janvier 2022
160 pages
ISBN : 978-2-2468-2967-6
Fiche consultée 40 fois

Extrait

Alicia et la presse underground

Les seuls journaux américains qui ne me laissent pas en proie à la conviction profonde et viscérale que l’afflux d’oxygène dans mes tissus cérébraux a été interrompu, très probablement par une dépêche de l’agence Associated Press, sont le Wall Street Journal, le Free Press de Los Angeles, l’Open City de Los Angeles et l’East Village Other. Si je vous dis cela, ce n’est pas dans le but de passer pour une impayable excentrique aux goûts tordus, éclectiques et, en un mot, branchés ; je parle ici de quelque chose de tout à fait consternant et singulier – notre incapacité à nous adresser les uns aux autres de manière directe, l’incapacité des journaux américains à nous « toucher ». Le Wall Street Journal me parle de manière directe (peu importe que ce qu’il raconte ne m’inspire en général qu’un intérêt minime), tout comme la presse dite « underground ».
Le Free Press, l’EVO, le Berkeley Barb, tous les autres journaux de format tabloïd qui reflètent les préoccupations spécifiques des jeunes et des marginaux – leur principale vertu est d’échapper aux postures journalistiques conventionnelles, si souvent adossées à une prétendue « objectivité » en réalité tout ce qu’il y a de plus factice. Comprenez bien : j’ai la plus grande admiration pour l’objectivité, simplement je ne vois pas comment elle peut être atteinte si le lecteur ne comprend pas le point de vue particulier du journaliste. En essayant de nous faire croire qu’il n’en a aucun, ce dernier transforme tout l’exercice en une vaste supercherie, travers dont le Wall Street Journal a toujours été exempt et qui n’a pas encore contaminé la presse underground. Lorsqu’un journaliste de la presse underground approuve ou désapprouve quelque chose, la plupart du temps il le dit, au lieu de s’appesantir sur la question de savoir qui, quoi, où, quand et comment.
Bien entendu, les journaux underground n’ont pas grand-chose d’underground à proprement parler. L’EVO est omniprésent dans les rues de New York au sud de la Trente-quatrième ; les comptables de Los Angeles vont déjeuner sur le Strip avec le Free Press sous le bras. On entend souvent se plaindre que ce sont des journaux amateurs et mal écrits (ce qui est vrai), qu’ils sont idiots (ce qui est vrai), qu’ils sont ennuyeux (ce qui n’est pas vrai), qu’ils ne s’en tiennent pas suffisamment aux limites de l’information. De fait, le contenu d’un journal underground, d’un point de vue purement informatif, est d’une indigence extrême. Annonce d’une marche blanche en faveur de la paix ou de la capitulation d’un groupe de rock devant les forces du grand capital (ledit groupe s’est abaissé à enregistrer un disque, par exemple, ou à jouer en concert au Cheetah Club), conseils de Patricia Maginnis sur l’attitude à adopter face à l’interne du service des admissions en cas d’hémorragie suite à un avortement mexicain (« N’hésitez pas à lui dire que Patricia Maginnis et/ou Rowena Gurner1 vous ont aidée à avorter. N’incriminez personne d’autre, s’il vous plaît. Nous, nous cherchons à nous faire arrêter ; ce n’est pas le cas de tout le monde »), réflexions d’un trafiquant de drogue âgé de quinze ans (« Pour être un bon dealer, faut être investi, voir le deal comme un art de vivre »), avertissements du genre Le Speed Tue – telle ou telle édition du Free Press, mettons, est quasi identique aux cinq éditions suivantes du Free Press et, pour quiconque ne s’intéresse que de loin aux diverses dissensions agitant le petit milieu des narcotiques et de la guérilla révolutionnaire, impossible à distinguer de l’EVO, du Barb, du Fifth Estate et du Free Press de Washington. Je n’ai jamais appris quelque chose que j’avais besoin de savoir en lisant un journal underground.
Mais croire que c’est pour les « faits » que les gens lisent ces journaux, c’est passer à côté de ce qui fait tout leur attrait. Leur génie particulier est de s’adresser directement à leurs lecteurs. Ils partent du principe que le lecteur est un ami, que quelque chose le chiffonne, et qu’il comprendra pour peu qu’on lui parle sans y aller par quatre chemins ; ce présupposé d’un langage commun et d’une éthique partagée donne à leurs articles une pertinence stylistique considérable. Dans un récent numéro du Free Press, on pouvait lire une analyse de l’université Ann Arbor, envoyée par une lectrice nommée « Alicia », qui disait tout ce qu’il y avait à dire sur une communauté étudiante en trois lignes d’une perfection digne d’un haïku : « Les professeurs et leurs épouses sont des ex-Beatniks (Berkeley, promo 57), et ils participent aux marches pour la paix et apportent des jonquilles à U Thant. Certains gamins croient encore en Timothy Leary et Khalil Gibran. Certains de leurs parents croient encore au rapport Kinsey2. »
Ces journaux ignorent les codes de la presse conventionnelle, ils disent ce qu’ils pensent. Ils sont tapageurs et impertinents, mais ils n’irritent pas ; leurs torts sont ceux d’un ami, pas ceux d’un monolithe. (« Monolithe » étant, bien évidemment, un mot de prédilection de la presse underground, l’un des rares qu’elle emploie qui soit composé de trois syllabes.) Leur point de vue apparaît clairement même au lecteur le plus obtus. Dans les meilleurs organes de la presse traditionnelle, les prises de position franches et tacites ne manquent pas, mais le fait précisément qu’elles demeurent tacites, passées sous silence, s’interpose entre la page et le lecteur comme une nappe de gaz des marais. Le New York Times ne soulève en moi que l’agressivité la plus fruste et déplaisante, me donne l’impression d’être comme la fille aux pieds nus du forain dans Carousel qui regarderait les enfants de la famille Snow s’en aller gaiement dîner un dimanche soir en compagnie de McGeorge Bundy, de Reinhold Niebuhr et du Dr Howard Rusk3. La corne d’abondance déborde. La Croix d’or scintille4. La fille du forain rêve d’anarchie et ne pourrait jamais accorder le moindre crédit aux enfants Snow, même s’ils lui affirmaient qu’il faisait noir la nuit dernière. Dans les journaux de niveau inférieur au Times de New York ou de Los Angeles, le problème n’est pas tant d’accorder du crédit aux informations que de les trouver ; bien souvent, on dirait qu’un singe a sauté sur le téléscripteur et directement retranscrit tout ce bazar déroutant, balançant en guise de totem un rapport par-ci, une dépêche par-là. L’été de mes dix-sept ans, j’ai travaillé dans une rédaction où l’essentiel de l’activité quotidienne consistait à saucissonner et à reformuler les articles de la presse adverse (« Vois ça comme si tu taillais une plante », m’avait-on conseillé le premier jour) ; j’ai l’impression que ce genre d’industrie journalistique continue de faire florès au niveau local : Le Conseil Municipal Applaudit le Projet Immobilier Visant à Raser les Taudis des Quartiers Nord pour Construire un Établissement de la Chaîne Hôtelière Howard Johnson. Des Jeunes Filles du Gotha à la Fibre Caritative Inspectent une Toute Nouvelle Machine Destinée à Soigner les Malades du Cancer en Phase Terminale. Chère Abby. Miroir de Votre Âme. Les bras vous en tombent, le réel bat en retraite. « Au Séminaire, Certains Auraient Bien Besoin d’un Dictionnaire », peut-on lire page 35. « PADUCAH, KENTUCKY (AP) – Lorsque Kay Fowler a demandé à ses élèves de catéchisme s’ils savaient ce qu’est un séminaire, un petit garçon a levé le doigt et répondu : “C’est là où qu’on enterre les gens.” » Racontez-moi ça page 35, et il est peu probable que j’accorde le moindre crédit à ce que vous me racontez en une.
Singes en bas de l’échelle, code en haut. Nous nous estimons « bien informés » précisément dans la mesure où nous connaissons « la véritable histoire », celle qui ne figure pas dans les journaux – c’est tout dire des conventions en usage dans notre presse. Les journalistes les plus admirés ne sont plus des adversaires mais des confidents, des complices ; l’idéal est qu’ils aient l’oreille des présidents, qu’ils dînent en ville avec Walter Reuther5 et Henry Ford, et qu’ils dansent avec les filles de ce dernier au Club. Et ensuite, forts de la lourde responsabilité qui leur incombe, qu’ils envoient leurs articles codés à leur rédaction. Alicia, elle, ne croule pas sous le poids des responsabilités. Alicia ne va jamais danser au Club. Alicia ne connaît sans doute rien à rien en dehors du campus d’Ann Arbor. Mais elle me raconte tout ce qu’elle sait à ce sujet.
1968

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