Proust amoureux: Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle

Auteur : Patrick Mimouni
Editeur : Grasset

Proust amoureux, vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle, c’est le « grand livre » de Mimouni sur Proust, celui dont le précédent n’était au fond que l’esquisse. C’est aussi un essai biographique qui rivalisera avec les travaux de Painter, de Diesbach et de Tadié, ne serait-ce que parce qu’elle révèle de nouveaux éléments sur Proust, de nouveaux pans de sa vie mystrieuse. On y trouvera des informations et documents inédits concernant sa sexualité. Des hypothèses neuves sur son mysticisme, son goût pour le spiritisme, sa croyance en une certaine forme de métempsychose. Patrick Mimouni y approfondit aussi ce qui fut « la » révélation de son précédent livre : le lien, à la fois secret et transparent, de Proust à la pensée juive et, parfois, au Zohar.

22,00 €
Parution : Novembre 2021
480 pages
Collection: Cahiers rouges
ISBN : 978-2-2468-2983-6
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Extrait

Je te connais à peine

Entre la place de la Concorde et le rond-point des Champs-Élysées, s’étend un jardin que fréquentaient l’enfant Proust et ses camarades, garçons ou filles. Ils s’y retrouvaient après la sortie des classes pour y jouer à toutes sortes de jeux. C’est là que se déroule l’un des épisodes qui déterminent À la recherche du temps perdu.
Dans un bosquet, à l’écart de la foule, Gilberte joue avec Marcel. Elle a quatorze ans. Il en a quinze. Elle le met au défi d’attraper un objet qu’elle tient à la main. Ils luttent l’un contre l’autre en riant. Il la serre dans ses bras. Il se frotte contre elle. Et, soudain, il ressent quelque chose de bizarre : « Au milieu de la gymnastique que je faisais, sans qu’en fût à peine augmenté l’essoufflement que me donnaient l’exercice musculaire et l’ardeur du jeu, je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l’effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m’attarder le temps d’en connaître le goût. »
Voilà, il a émis sa semence par surprise, sans érection ni orgasme. Il ne s’agit pas d’un incident anodin, sinon Proust ne l’aurait pas signalé avec autant de précision. Il s’agit d’un événement capital dans son roman comme dans sa vie. Car il n’écrit pas un roman d’imagination. Il écrit un roman réel, basé sur une expérience réellement vécue – transposée, cryptée, donnée à déchiffrer, mais réelle.
Le docteur Proust reprochait à son fils, encore lycéen, ses « mauvaises habitudes de masturbation ». Il n’érigeait pas pour autant sa verge. Marcel n’est jamais parvenu à avoir une érection. Il se masturbait autrement. Il allait voir de « l’autre côté ». Il découvrait Sodome. Il s’y prenait bien. Il accédait à des orgasmes. Il ne craignait pas moins qu’on apprenne qu’il était impuissant.
Le docteur Proust s’en doutait-il ? Ce n’est pas sûr. Marcel faisait tout son possible pour donner le change, comme son narrateur quand il prétend avoir perdu sa virginité dans les bras d’une de ses cousines. Mais quel souvenir en garde-t-il ? Aucun. Il ne le signale qu’en passant, pour sauver les apparences. Rien ne l’humiliait plus que de ne pas pouvoir bander.
Son système hormonal fonctionnait bien. Il ne souffrait pas d’une puberté retardée. Il produisait du sperme. Le problème dépendait de son système érectile. Les médecins ne savaient pas, alors, à quelle cause l’attribuer. Psychologique ? Physiologique ? Ce n’est que lorsqu’elle se prolongeait durant des années, sans la moindre amélioration, que l’on supposait que l’impuissance se rattachait au corps et non à l’âme.
Marcel était déjà fixé sur son compte à vingt ans. Il n’accéderait jamais à la sexualité phallique. Ce qui ne l’empêchait pas de draguer Geneviève Straus. Il lui écrivait de très jolis mots d’amour. « Vous étiez dans votre lit belle comme un ange qui aurait mauvaise mine, c’est-à-dire à rendre fous les mortels. Et n’ayant pas osé, pour ne pas vous faire mal à la tête, le faire vraiment, ici, par fiction je vous embrasse tendrement. »
À la fin de sa vie, Proust confia à Gide n’avoir jamais aimé des femmes que spirituellement et n’avoir jamais connu l’amour physique qu’avec des hommes. Il ne ressentait pas pour autant ce que ressent un homosexuel classique, puisque au-delà de son homosexualité la confidence mettait en jeu une infirmité. S’il avait pu bander, il n’aurait sûrement pas hésité à faire l’amour au moins une fois avec une femme. Seulement, voilà, coucher avec Geneviève, ce n’était qu’un rêve. Ou, pour mieux dire, un roman d’imagination. Comment écrire un roman réel dans l’état où il était ? Comment écrire le roman d’un impuissant ?
Une question qui renvoyait à une autre question, bien plus troublante encore : ce roman, quelle en était l’origine ? Et quelle en était la fin ? Ce roman, il ne l’avait pas choisi. Il s’en serait bien passé, si cela n’avait tenu qu’à lui. Ce roman s’inscrivait en lui avant même de l’avoir vécu. Il ne pouvait écrire que ce roman-là, et pas un autre.

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