Les nouvelles routes de notre servitude
Internet, les réseaux sociaux et la multitude d'applications disponibles ont radicalement bouleversé notre rapport au réel. Nous sommes comme envoûtés par les promesses qu'ils portent et les possibilités infinies qu'ils ouvrent ; mais aussi sous leur dépendance, tant ces dispositifs se sont immiscés dans notre quotidien.
Sur ce monde nouveau, beaucoup a été dit et écrit, tour à tour pour s'en émerveiller, s'en émouvoir ou s'en inquiéter.
Cet essai propose une autre voie : le propos n'est pas de dénigrer la révolution numérique que nous vivons - aussi capitale que l'a été hier la Révolution industrielle- ni le progrès technique, manifestation du génie humain, mais de questionner la multiplication des contrôles que ces nouvelles technologies imposent déjà à nos vies, dans tous ses aspects, à notre insu souvent, de la part des Etats comme des géants de la Tech.
Miroir du nombrilisme individuel et refuge des revendications communautaires, internet alimente les fractures sociales tout en promouvant un conformisme normalisateur sous la contrainte de minorités galvanisées par des calculs algorithmiques qui les persuade d'incarner la nouvelle doxa. Prenons garde de ne pas « offrir au peuple en masse l'holocauste du peuple en détail » (Benjamin Constant).
Quand l'outil de connaissance devient outil de surveillance et de contrôle, quand on veut faire des valeurs (propres à chaque individu ou chaque groupe) des normes (règles que tous doivent respecter), la pensée et la pratique totalitaires ne sont pas loin.
Car même ce qui nous est présenté comme le recours à la dépendance aux Big Tech, à savoir la prise en charge par la puissance publique, est un risque majeur pour nos libertés, comme le montre la dérive chinoise longuement développée ici : deux faces de la même médaille de la sujétion (pile l'Etat gagne, face l'internaute perd).
Ce sont ces nouvelles routes de la servitude volontaire que dévoile ici l'auteur en trois parties : aliénation, normalisation, soumission.
Parce que la liberté est le bien le plus précieux, surtout pour ceux qui en sont privés, c'est pour la défendre et la restaurer que ce livre a été écrit. Comme le disait Victor Hugo « Sauvons la liberté, elle s'occupera du reste ! ».
Extrait
De qui, de quoi parle-t-on ?
Des 5,3 milliards d’internautes dans le monde.
De 70 % de la population mondiale qui possèdent un téléphone mobile, dont 84 % des Français de plus de 12 ans et 99 % des 15-29 ans.
De 43 % des petits Français de moins de 2 ans qui utilisent l’Internet.
Des 60 % de la population mondiale actifs sur les réseaux sociaux.
Des 7 h 32 min passées en ligne chaque jour en moyenne dans le monde.
Des consultations toutes les 4 minutes d’un smartphone par son propriétaire.
Des 9 heures hebdomadaires consacrées aux jeux vidéo.
Des 34 années passées devant des écrans dans une vie, soit plus de 60 % du temps libre.
Des 347 milliards de mails échangés quotidiennement dans le monde.
Des 5 milliards d’émojis envoyés tous les jours sur l’ensemble de la planète.
Des 3,5 milliards de requêtes adressées à Google quotidiennement.
Des mille milliards de photos et de selfies pris chaque année grâce aux portables.
Du milliard d’heures de vidéos visionnées chaque jour sur YouTube.
Etc.
Ces données sont indicatives, elles méritent d’être actualisées, à la hausse toujours. Elles mesurent la place prise par les nouvelles technologies dans nos vies, ce dont nous sommes conscients : 72 % des Français estiment qu’il serait bénéfique à leur santé d’en limiter la fréquentation. L’abus de Web est-il pour autant nuisible au point de craindre l’addiction, autrement dit une envie répétée et irrépressible de faire ou de consommer quelque chose en dépit des efforts entrepris pour s’y soustraire, selon la définition qu’en donne Wikipédia, un site consulté plus de 500 millions de fois par mois ?
Selon son étymologie latine – ad-dicere (dire à) –, le terme d’addiction était attribué à l’origine aux esclaves privés d’indépendance et de liberté. Plus tard, sous l’appellation d’addictus, il désignait le redevable d’une dette impayée qui donnait le droit au créancier de réduire le débiteur en esclavage. Le mot addiction, d’origine anglaise, peut être traduit par assuétude qui, médicalement, caractérise une accoutumance de l’organisme à une substance nocive. Dans sa sonorité, assuétude ressemble à une contraction entre asservissement et servitude. Désormais, l’addiction renvoie à une impérieuse attirance pour des plaisirs, des pratiques que l’on sait dangereux pour soi, mais dont la satisfaction fait fi de la toxicité, au prix d’une perte de la liberté d’action, de la dégradation de l’état de santé.
Pour la Fédération française des télécoms, une association loi 1901 qui regroupe les opérateurs de télécommunication en France, parler d’addiction aux nouvelles technologies est un « abus de langage ». Partie prenante de l’économie numérique, ces entreprises ne sont probablement pas les meilleurs juges en la matière, un peu comme l’industrie du tabac qui a longtemps ignoré les dangers de la cigarette. Si les opérateurs ne nient pas le côté addictif des supports et des contenus en question, ils préfèrent mettre l’accent sur la volonté des utilisateurs, sur leurs capacités à prendre leurs distances, à s’autolimiter dans l’usage qu’ils en font.
Dans une étude datant d’une dizaine d’années, cette Fédération des télécoms reconnaissait que le téléphone mobile a d’abord suscité des inquiétudes en termes de civilité. Sur cet aspect, la situation n’a fait qu’empirer. Toute civilité a désormais disparu quant à l’usage du portable. L’objet est devenu roi en toutes circonstances, même dans les relations les plus intimes. Aujourd’hui, 85 % des Américains utilisent leur téléphone tout en parlant à des amis, à leur famille, par exemple. La bataille a été perdue sur ce terrain. « Endiguer ses pratiques numériques fait partie des restrictions quotidiennes que chacun s’impose pour tâcher de maintenir un équilibre de vie », espérait à l’époque l’étude en question. Sachant que l’utilisation des téléphones mobiles progresse d’environ 2 % par an dans le monde, ou encore que la fréquentation de l’Internet augmente de 8 %, et que le nombre d’heures passées sur la Toile s’accroît d’environ 4 % d’année en année, évoquer l’autodiscipline tient du wishful thinking. Aucune donnée ne confirme que l’usager est prêt à faire des efforts pour réduire significativement sa fréquentation du Web, même s’il a conscience d’en être dépendant.
Parler d’addiction relève de l’erreur de diagnostic. Le mot à une connotation médicale, guère à propos. On peut mourir d’alcoolisme, d’un cancer pour avoir trop fumé, d’obésité par excès de nourriture, etc., on ne meurt pas d’avoir trop usé des outils numériques. Il est vrai qu’en une vingtaine d’années, près de 400 personnes sont décédées dans le monde en prenant un selfie (accidents de la route, chutes, etc.). Plus sérieusement, il est loisible à chacun de guérir d’une addiction par volonté personnelle, par sevrage, si l’assuétude en question s’avère mortelle. L’addiction se réfère plutôt à un besoin physique, avec le numérique nous sommes davantage dans la suggestion mentale et dans la nécessité sociologique compte tenu de la place prise par les nouvelles technologies dans nos vies. Le plaisir procuré, le besoin satisfait viennent de l’usage qui en est fait hors de nous, et non en fonction d’une ingérence qui risque d’agir sur notre santé comme il ressort d’un grand nombre d’addictions. En d’autres termes, l’objet de la dépendance numérique est extérieur à nous, c’est l’action qu’on exerce sur et à travers l’usage que nous en faisons qui motive notre pratique – et non par ingestion –, activant notre envie d’en user, au point d’être subjugué.
Freud qualifiait de « relations d’objet » nos rapports à la réalité, aux autres, aux tâches quotidiennes, à nous-même. De plus en plus de connexion et de moins en moins d’attachement, de plus en plus d’information et de moins en moins de compréhension, de plus en plus d’individus rivés à leurs différences et de moins en moins de sujets travaillant à leur autonomie, les objets numériques nous transforment par la pratique que nous en avons : l’utilisateur devient en quelque sorte un autre lui-même, prêt à s’aventurer dans le maquis de l’Internet par besoin, utilité, jeu, plaisir. En ce sens, nous ne sommes plus vraiment maîtres de nous, mais de l’instrument numérique dont nous dépendons. Ce symptôme est connu, il s’appelle l’aliénation.