L'homme des jours heureux
Chardin a 66 ans, et s’il paraît son âge, son cœur, lui, n’en a pas : versatile et tendre, sous une carcasse solide. Sa carte de visite indique « conseiller artistique » mais ne rend pas justice à ce qu’il fut - acteur et metteur en scène -, ni même à l’énergie qu’il déploie désormais : décorateur, muse, mentor, philosophe, paysagiste, autant de talents qu’il met au service de la richissime Delphine Campbell, qui d’octobre à juin l’accueille dans son immense bastide, où défile toute la bonne société. Et si Delphine n’est pas indifférente à son ami-majordome, lui n’a d’yeux que pour Gina, la nièce de Madame, de presque quarante ans sa cadette. Son dernier amour, pense-t-il…
Dans ce nouveau roman dont les deux principaux protagonistes, Chardin et Madame Campbell, forment un duo délicieux, Jean-Pierre Milovanoff nous revient avec l’humanité et la délicatesse qui depuis toujours le caractérisent, comme cette prose sobre et expressive, dont on retrouve ici la musique avec un plaisir intact.
Extrait
À 66 ans, Chardin paraît son âge et c’est un chagrin nouveau. Il est grand, svelte, solide, très légèrement voûté, il a un visage sévère, des yeux auxquels rien n’échappe, une bouche au pli amer. Ses joues rasées de près montrent des traces de couperose. Ses cheveux noirs, qu’on suppose teints, sont plaqués sur la nuque par un gel discret. En semaine il porte un complet gris de bonne coupe avec une cravate de couleur vive dont il desserre le nœud quand il est seul. Cependant le mardi, son jour de congé, quand il a donné ses instructions à Missia, la cuisinière, il réapparaît, habillé de pied en cap en flâneur de boulevard, costume cintré, lunettes noires, chapeau de feutre ou de paille selon la saison, chaussures vernies.
Sur ses cartes de visite, Chardin a fait imprimer « conseiller artistique ». Cette appellation n’est pas usurpée, elle est insuffisante. Dans la grande maison où il éjourne d’octobre à juin – ne lui demandez pas où il va l’été –, son passé de comédien et metteur en scène l’autorise à tenir des rôles nombreux : décorateur, muse, mentor, dénicheur de talents, philosophe, paysagiste. À table, toujours assis à la gauche de madame Delphine Campbell, l’héritière des soieries Campbell, son élégante frugalité laisse peu de prise aux critiques, encore qu’il se fasse remarquer dans les grands dîners par une mémoire infaillible qui lui permet de rétablir les faits historiques trop souvent malmenés par les convives.
Les jours de réception, comme aujourd’hui, Chardin se dédouble et se multiplie. Il ne se contente pas d’aller en cuisine asticoter Missia et son second mari pour qu’ils se surpassent, il dessine le plan de table, dispose les bouquets de roses sur la nappe, prépare les seaux à champagne et choisit les vins dans la cave. Ce faisant, il se montre pédagogue puisqu’il donne des leçons de sommellerie au personnel, à titre gracieux. On ne sert pas les mêmes crus, rappelle-t-il, à un conservateur misogyne dirigeant un musée de province et à des danseurs flamencos qui reviennent d’une tournée en Allemagne.
Pendant les repas, il se mêle peu aux conversations des invités mais les reprend discrètement quand l’un d’entre eux s’avise de prononcer un mot italien ou espagnol, avec le cruel accent français.
Il y a des jours où Madame le consulte à tout moment sur toutes sortes de problèmes, d’autres où il n’apparaît pas dans la maison ni dans le parc, et nul ne s’en inquiète. Les traiteurs et les livreurs le prennent pour un majordome, les envieux le regardent comme un parasite.
Quoiqu’il soit capable de citer Kant aussi bien que Kleist ou Michaud, il affecte de ne pas être un intellectuel mais un employé ordinaire au service d’une femme riche. On pourrait croire qu’il a une vocation manquée de plombier ou de menuisier quand on le voit prendre en charge les problèmes pratiques de la maison, mais c’est pour gagner du temps, explique-t-il. Il n’y a rien qu’il ne puisse réparer, rafistoler, restaurer, rehausser, remettre en marche. Le système d’arrosage automatique du jardin se déclenche-t-il une heure trop tôt ? Le temps d’aller dans la cave régler le minuteur, fini ce souci. Les roses trémières de la tonnelle sont-elles attaquées par des pucerons ? Chardin a une recette infaillible, héritée de sa grand-mère, pour exterminer les intrus sans recourir aux poisons de Monsanto. Un lézard s’est-il blotti sous une commode, dans une des chambres d’amis ? À genoux sur le tapis que Madame a rapporté de Marrakech, Chardin force la bestiole à se réfugier dans un carton et la libère dans le parc sans lui couper la queue. Faut-il oui ou non remplacer un carreau à la rosace du salon de musique et planter un oranger dans une jarre pour faire pendant au citronnier du hall ? C’est Chardin qui tranchera.
Il jouit d’une grande liberté d’action, prend des initiatives sans se référer à personne et organise ses journées comme il l’entend. Toutefois, dès que résonne la cloche de la tourelle – une vraie cloche d’église que les Campbell ont acquise lors de la vente des biens du clergé –, il cesse toute activité et rejoint à table Madame qui le garde en pension pour l’avoir toujours sous la main.