Né d'aucune femme

Auteur : Franck Bouysse
Editeur : Lgf

« Mon père, on va bientôt vous demander de bénir le corps d'une femme à l'asile.
- Et alors, qu'y a-t-il d'extraordinaire à cela ? demandai-je.
- Sous sa robe, c'est là que je les ai cachés.
- De quoi parlez-vous ?
- Les cahiers... Ceux de Rose. »
Ainsi sortent de l'ombre les cahiers de Rose, ceux dans lesquels elle a raconté son histoire, cherchant à briser le secret dont on voulait couvrir son destin.

8,20 €
Parution : Août 2020
Format: Poche
336 pages
ISBN : 978-2-2530-4480-2
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Extrait

L’enfant

Il s’avance dans le parc, pieds-nus, bras légèrement décollés du corps, se tenant voûté, démarche faite d’hésitations ; progressant droit devant, comme dans un corridor tellement étroit qu’il lui est impossible de dévier d’une ligne imaginaire. Il n’a pas encore cinq ans, son anniversaire est dans sept jours, autant de nuits. La date est soulignée sur un calendrier dans le grand salon.
Frêle silhouette réchauffée aux rayons d’un soleil qu’on lui a toujours interdit, « pour préserver ta peau », répète la vieille dame sans plus d’explication ; mais les interdits ne sont-ils pas faits pour être franchis, et même saccagés, piétinés, détruits, afin que d’autres apparaissent, encore plus infranchissables et surtout plus enviables ? Il n’échappe pas à la règle en marchant dans l’allée. Des graviers s’incrustent dans la tendre plante de ses pieds, puis retombent le plus souvent lorsqu’il les soulève et les repose ensuite à peine plus loin. Il grimace au début et finit par ne plus rien sentir, trop accaparé par cette liberté dont il rêve à longueur de journée, campé en temps normal derrière de grandes fenêtres closes aux verres parfaitement transparents, donnant le change, un livre d’images à la main ou quelque objet de nature à tromper son ennui.
L’ombre des arbres ne l’atteint pas. Cela le rend heureux de sentir frissonner sa peau au contact d’une lumière sans filtre. Les femmes ne l’ont pas vu sortir de la vaste demeure aux allures de château. C’est la première fois qu’il échappe à leur vigilance ; il s’y est longuement préparé, pour ne pas manquer son coup. Il ne se retourne pas, craignant de voir apparaître quelqu’un qui accourrait vers lui, le visage barbouillé d’affolement, quelqu’un qui le sermonnerait et le ramènerait séance tenante dans ce ventre de pierres qui l’étouffe. Elle, la vieille dame. Alors, il ne se retourne pas, invoque quelque dieu enfantin de la tenir à distance, le temps qu’il accomplisse ce qui gonfle son cœur. Bien-sûr, il est trop jeune pour concevoir l’espace et le temps ; ne conçoit que la liberté et ce qui s’ouvre devant lui : une porte immense, sans battants, ni ferrures, ni gonds, ni verrou, ni même l’ombre d’une porte.
Il est presque arrivé, n’a plus qu’à tendre le bras pour ouvrir la porte ; une vraie porte celle-là, faite de bois solide. « Mon Dieu, si tu me permets d’aller jusqu’à lui, je t’appartiendrai pour toujours » ; il en fait serment à voix haute. Et, comme il s’apprête à pousser la porte, son cœur cesse de battre, un bruit au-dessus, décuplé par la peur. Roucoulement. Ce n’est rien qu’un pigeon qui va et vient dans une dalle en quête de débris accumulés par la pluie durant la nuit. Son cœur pompe à nouveau le sang et le recrache bonifié. Le temps et tout ce qui se passe à l’intérieur prend un sens, même le désordre a du sens.

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