Eden

Auteur : Monica Sabolo
Editeur : Lgf
Sélection Rue des Livres

« Un esprit de la forêt. Voilà ce qu'elle avait vu. Quand on lui demandait, avec douceur, puis d'une voix de plus en plus tendue, pressante, s'il ne s'agissait pas plutôt de Lucy - Lucy, quinze ans, blonde, un mètre soixante-cinq, short en jean, disparue depuis deux jours -, quand on lui demandait si elle n'avait pas vu Lucy, elle répondait en secouant la tête : «Non, non, c'était un esprit, l'esprit de la forêt.» ».
Dans une région reculée du monde, à la lisière d'une forêt menacée de destruction, grandit Nita, qui rêve d'ailleurs. Jusqu'au jour où elle croise Lucy, une jeune fille venue de la ville. Solitaire, aimantant malgré elle les garçons du lycée, celle-ci s'aventure dans les bois.

7,70 €
Parution : Janvier 2021
Format: Poche
288 pages
ISBN : 978-2-2530-7850-0
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Extrait

Un esprit de la forêt. Voilà ce qu’elle avait vu. Elle le répéterait, encore et encore, à tous ceux qui l’interrogeaient, au père de Lucy, avec son pantalon froissé et sa chemise sale, à la police, aux habitants de la réserve, elle dirait toujours les mêmes mots, lèvres serrées, menton buté. Quand on lui demandait, avec douceur, puis d’une voix de plus en plus tendue, pressante, s’il ne s’agissait pas plutôt de Lucy – Lucy, quinze ans, blonde, un mètre soixante-cinq, short en jean, tee-shirt blanc, disparue depuis deux jours –, quand on lui demandait si elle n’avait pas vu Lucy, elle répondait en secouant la tête : « Non, non, c’était un esprit, l’esprit de la forêt. »
Martha, trente-huit ans, employée aux services sociaux, connue pour sa capacité à écouter les plaintes sans jamais ciller – on ne savait pas si elle était compatissante, ou si elle s’en foutait –, était sortie détacher les draps suspendus sur la corde à linge, tout au bout du terrain vague. L’obscurité dégageait un parfum métallique. À chaque fois qu’elle sentait ce goût de fer, cet air qui s’infiltrait sous la porte et à travers les fenêtres, fermées par des morceaux de scotch gondolant sous l’humidité, comme si les bois poussaient un long soupir, elle savait qu’il allait pleuvoir. Alors, le cou rentré dans sa parka militaire, elle fonçait dans le noir vers la corde à linge, en évitant de regarder la forêt, cet espace infini prêt à vous avaler, une immense bouche plus sombre que la nuit.
L’esprit de la forêt était là, juste derrière le drap qui remuait dans l’air, tel un rideau ouvrant sur un autre monde. Il était là, entre le drap et le bois noir, avec une cape, un manteau végétal, ou des ailes de plumes soyeuses. Avançant très lentement, se déplaçant sans effort, paraissant flotter au-dessus du sol. Un esprit femelle avec de tout petits seins aux pointes roses.
Il ne portait rien d’autre, sa peau aussi blanche que le poitrail d’une biche, ses pieds nus, menus, dans la terre.
Bien sûr, il y avait du sang, et ces griffures, sur tout le corps, mais son visage rayonnait. Ses cheveux blonds diffusaient la même lumière pâle que la lune entre les branchages, une arche délicatement tressée autour de sa peau.
Il se dégageait de la scène une douceur laiteuse, quelque chose d’infiniment serein.
La créature de la forêt s’était immobilisée, ses yeux clairs avaient fixé Martha un instant, mais sans la voir, ou comme s’ils regardaient au plus profond d’elle.
Martha avait peut-être crié, ou bien elle avait juste ouvert la bouche, ou encore leurs esprits avaient échangé des pensées invisibles, un message dans une langue qu’elle avait oubliée. Un oiseau s’était envolé dans un craquement de branches au-dessus de sa tête – des os qu’on brise, avait-elle pensé –, et quand elle avait baissé les yeux, la créature avait disparu.
Alors elle avait couru, couru, vers la maison, tandis que la pluie s’abattait en colonnes obliques, resserrées, ruisselant sur son front, et le linge derrière elle faisait des bruits de baisers mouillés.
C’est le lendemain, une journée humide et grise où le ciel semblait toucher la cime des arbres, que des campeurs étaient tombés sur la silhouette recroquevillée sur elle-même, endormie, et complètement nue, au pied d’un mélèze majestueux.
Le corps de Lucy était recouvert de croûtes séchées, zébré de griffures, elle avait de la terre sur le visage, les cuisses, les fesses. « On avait l’impression que la terre se déversait d’elle », dirait la campeuse, en tenant son gobelet de café, une serviette de bain bariolée sur les épaules, ce qui lui donnait l’air incongru de rentrer de la plage.
Il serait impossible d’obtenir des informations, réellement. Le couple de campeurs – des étudiants en droit de la capitale – était incapable de répondre aux questions, le garçon évoquant simplement une fille couchée à la façon d’un bébé paisible, « si nue qu’elle semblait recouverte d’une combinaison de peau ». Il avait appelé la police depuis son téléphone portable, mais, avec sa petite amie, ils s’étaient alors tellement éloignés – « j’avais peur pour ma copine », dirait-il sans jamais regarder l’inspecteur – qu’il fallut encore plusieurs heures pour retrouver Lucy.
Toujours endormie, et nue, au pied de cet arbre si haut, au tronc si large, qu’on aurait dit un fruit tombé à ses pieds.
Lucy s’était montrée docile, flottant dans le bas de survêtement trop grand qu’on lui avait enfilé – elle avait soulevé un pied, puis l’autre, tendu ses bras au-dessus de sa tête pour que la femme de la gendarmerie lui passe un pull, comme à une fillette ensommeillée –, se laissant à nouveau déshabiller pour l’examen médical, geignant un peu quand le médecin avait pressé sur ses genoux afin qu’elle écarte les cuisses et glisse ses pieds dans les étriers de la table d’auscultation. Mais ensuite, elle avait simplement regardé par la fenêtre, en fronçant les sourcils, comme si elle cherchait un petit animal dans les arbres.
Elle ne répondrait à aucune question, il semblait même qu’elle ne comprenait pas les mots qui étaient prononcés. Pendant tous les jours qui suivirent, les semaines, elle resterait muette, observant l’individu lui faisant face – que ce soit un policier, une infirmière ou son père – avec une sorte de surprise, ou d’ennui, en penchant la tête, avant de détourner le regard et de se mettre à mâchonner son pouce, dont la peau évoquait un petit poisson fripé.

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