Le Coeur battant du monde
Avec Le Cœur battant du monde, Sébastien Spitzer prend le pouls d’une époque où la toute-puissance de l’argent brise les hommes, l’amitié et l’espoir de jours meilleurs.
Présentation de l'éditeur
Dans les années 1860, Londres, le cœur de l’empire le plus puissant du monde, se gave en avalant les faibles. Ses rues sentent la misère, l’insurrection et l’opium. Dans les faubourgs de la ville, un bâtard est recueilli par Charlotte, une Irlandaise qui a fui la famine. Par amour pour lui, elle va voler, mentir, se prostituer sans jamais révéler le mystère de sa naissance. L’enfant illégitime est le fils caché d’un homme célèbre que poursuivent toutes les polices d’Europe. Il s’appelle Freddy et son père est Karl Marx. Alors que Marx se contente de théoriser la Révolution dans les livres, Freddy prend les armes avec les opprimés d’Irlande.
Extrait
Londres 1851
Tout au bout de Brick Lane, dans ce faubourg de Londres qu’on surnomme l’East End, c’est vendredi qui se pointe, avec tous ces bonshommes, fagotés et fiévreux. Ils sont banquiers, barbiers, armateurs ou fleuristes. Toute la semaine, ils se croisent sur leurs lieux de travail, se saluent aimablement, et parfois s’associent. Mais quand vient le vendredi, il n’y a plus de convenances. C’est leur jour de sortie, en quête de belles à louer pour des tendresses godiches à l’abri d’un coin de rue, quand tout luit sans briller.
Charlotte remonte cette faune vorace et fait la sourde oreille à tous ces bruits de succion, aux sifflets, aux clins d’œil et aux mains qui se tendent pour l’alpaguer. Elle connaît ces harangues, ces échos d’hommes avides qui se répandent dans son dos.
« Bagasse ! »
« Rombière ! »
La langue des grands mâles a d’infinies richesses
pour maudire la beauté qui refuse de se livrer. Elle bataille et s’acharne. C’est la grammaire des fous. Des phrases de corps-à-corps. Des mots à bout portant. Des apostrophes blessantes.
Au début, les désirs de ces hommes lui faisaient des nœuds au bide. Elle planquait sa beauté, le teint de son âge rosé par le vent froid, ses lèvres bien dessinées, ses yeux de prairie vert-brun, comme à la fin de l’été. Elle est née ravissante, mais la ville l’a gâtée.
«Juste une fois, allons. Rien qu’une fois, ma duchesse.»
Dans cette extrémité de Londres que l’on surnomme «l’Abîme», Charlotte préfère se priver plutôt que de brader ce qui lui reste d’orgueil. Elle les déteste trop, tous ces forts en gueule qui se donnent des airs de pur-sang dans l’East End et qui, chez eux, se transforment en mulets auprès de leur épouse, dans leur maison, devant leur soupe épaisse, avec toute leur marmaille.
Charlotte tient contre elle un balluchon de linge sale. C’est toute sa garde-robe. Une chemise. Une robe. Et une vieille paire de bas qu’elle va devoir laver pour faire bonne impression. Elle est pressée. Le directeur de l’agence Cook a un poste à pourvoir. Une aubaine. Le travail se fait rare. Charlotte a rendez-vous ce soir. Pourvu qu’elle fasse l’affaire !
En traversant la rue, un élément pendouille et rebondit sur sa cuisse. C’est une manche de chemise. Elle la rabat d’une main et pelotonne le tout, bien serré contre son ventre, négligeant un court instant de regarder devant elle. Une dizaine de gamins sales se mêlent à la foule des trottoirs. Des rebuts du quartier nés parmi les bouts de ferraille, de rouille et de tessons de verre.
Charlotte fait un pas de côté. Elle se méfie d’eux. Elle les a vus faire. Ces grappes de petits voleurs sont passés maîtres dans l’art de chaparder, d’étourdir en essaim et de duper les sots. Ils n’ont pas leur pareil pour tirer une montre, une chaîne ou un porte-monnaie, avant de prendre feu comme la poudre d’escampette.
Ils vont tous dans le même sens. Ils ont repéré leur proie. Un couple qui n’a rien à faire là. Des bourgeois. Sans doute des étrangers.
«Un shilling! S’il vous plaît, soyez bons, messieurs-dames. »
La dame semble hésitante mais son époux la reprend.
« Rien qu’une pièce ! »
Son homme l’entraîne plus loin.
Charlotte suit la scène qui se déroule de l’autre côté de la rue. Les faux mendiants se mettent à courir. L’un d’eux tient dans sa pogne la montre du monsieur. Charlotte devine la suite. Au prochain carrefour, il éclatera de rire et, si jamais le pauvre homme tentait de récupérer son bien, il prendrait certainement un coup de couteau dans le dos.
Que représente un shilling pour ce couple d’étrangers ? Une misère ! À peine le prix d’un billet d’entrée pour la Grande Exposition universelle de 1851. Ils sont des milliers à débarquer chaque jour pour la visiter. Ils viennent de France ou d’Allemagne. La reine Victoria a fait construire un vaste bâtiment au beau milieu de Hyde Park. Un édifice de verre et de fonte baptisé le Palais de Cristal. Depuis le mois de mai dernier, il abrite en son sein toutes les vanités du monde moderne : un piano automate, une locomotive à vapeur, des métiers mécaniques et des dizaines de machines à vapeur capables de filer le coton, de le tisser ou de laminer l’acier. À l’entrée de l’exposition, un immense bloc de houille, d’une bonne vingtaine de tonnes, est érigé comme un totem. C’est lui qui fait tourner les usines d’Angleterre. Ce bloc est le cœur sec et froid d’un nouveau monde sans cœur.
Charlotte a vu le palais, de loin. Il est inaccessible. On dit qu’il ne faut pas y aller parce qu’il porte malheur.
Une mère et ses deux filles passent en cabriolet. La mère a belle allure. Ses filles sont pleines de boucles. Elles viennent de visiter le fameux palais. Elles exigent d’y retourner :
«Maman, je vous en supplie, on veut revoir l’éléphant d’Inde, maman ! Je vous en supplie ! Il avait l’air si triste, à balancer sa trompe d’un pied sur l’autre. Il a besoin de nous. On lui chantera des chansons douces ! Maman ! Retournons-y ! »
Charlotte ignorait qu’il y avait de la vie exposée là-bas. Elle imagine un éléphant tout gris, tout triste. Elle suit leur voiture qui trottine.
Un homme force le passage.
Le cocher lève son fouet.
Le piéton dresse le poing.
« Salauds de riches ! » grogne-t-il, tombé le cul par terre dans la boue de Brick Lane.
Charlotte reprend sa route et compte: deux filles,
une mère. Trois tickets. Trois shillings. Avec ça, elle pourrait se payer des semaines à l’abri sous un toit et un lit rien que pour elle. Elle est si fatiguée. Son ventre se crispe. Elle enfonce son chapeau pour cacher son crâne ras. L’autre jour, elle a vendu ses cheveux à un perruquier du centre-ville. Deux shillings. L’auburn est à la mode. Elle a pu payer sa dette pour une chambre à six lits. Il ne lui reste plus grand-chose.
Pourtant sa mère lui a appris à coudre, à ravauder le lin comme le coton. Elle lui a enseigné le maniement de l’aiguille. Charlotte sait ranger aussi, plier, laver, écrire, compter, se tenir, se taire et danser quand c’est l’heure de faire la fête au son de la flûte et du violon. Charlotte est une bonne fille d’Irlande. Londres déborde de bonnes filles comme elle, venues de leur île ou de plus loin encore.
Londres est la ville-monde immonde. Ses rues sentent l’exil et la suie, le curry, le safran, le houblon, le vinaigre et l’opium. La plus grande ville du monde est une Babylone à bout, traversée de mille langues, repue de tout ce que l’Empire ne peut plus absorber. Elle a le cœur des Tudors et se gave en avalant les faibles. Et quand elle n’en peut plus, elle les vomit plus loin et les laisse s’entasser dans ses faubourgs sinistres.
Combien de temps encore ?
Un rayon de soleil frappe le bas de son visage.
Ses cheveux repousseront.
Ses seins ne lui feront plus mal.
Son enfant naîtra, avant le début de l’hiver.
C’est un garçon, pense-t-elle. Il pointe comme font les garçons dans le ventre des mères. Un simple renflement. Un indice, même infime, que les mères de l’East End chérissent. Un fils, c’est une chance. L’espoir de s’en sortir.