L'enfant de la source
Nassim n'est pas un enfant comme les autres. Sensible, curieux, il perçoit le monde qui l'entoure dans toute sa diversité. Son enfance choyée bascule quand son père le place sous la tutelle de son contremaître, pour reprendre l'entreprise familiale. L'homme, inquiet à l'idée de perdre son poste, le tyrannise. Désespéré, incompris par ses proches, Nassim s'enfuit. Il part dans le désert, droit devant lui, sans préparation, ni projet. Commence alors une épopée magnifique, parsemée de rencontres extraordinaires, d'expériences parfois désastreuses mais toujours enrichissantes. Chaque étape de vie l'amènera à grandir, à se connaître et acquérir les enseignements indispensables pour devenir un homme conscient et éveillé. Laissez-vous emporter par les aventures de son périple, et la dernière page tournée, vous sentirez que vous aussi en êtes sorti grandi.
Extrait
Nassim marchait vers la ville, seul, droit, courageux. Il rentrait chez les siens.
La dernière nuit dans le désert avait été longue; il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours et, pourtant, il ne sentait pas la faim. Il passa sous l’arche principale de la ville grouillante de marchands, de mendiants, de femmes maigres. Un brouhaha de cris, d’injures et de plaintes l’étourdit. Des odeurs puissantes de crottin frais, de viandes gâtées et d’urine agressaient ses sens purifiés par quatre années passées dans le désert. Un âne efflanqué reprenait son souffle sur le bas-côté, le brancard mal dégauchi de sa charrette lui éreintant les côtes.
Nassim s’arrêta et posa une main apaisante sur le dos de l’animal épuisé. Il était lui-même étourdi de fatigue, mais une clarté douce et sereine émanait de son visage sali de poussière. Il ressentit puissamment la présence de l’âne, comme il avait appris à le faire. Il eut la sensation que sa main rentrait sous la peau, touchait la chair, le sang et les os. En une seconde, il fut tout entier dans le corps de la bête nouée de douleurs, hébétée de fatigue. Le jeune garçon ressentit chacun de ses muscles épuisés par des années d’excès, chaque articulation usée. Il sentit les sabots desséchés et fendus et la tristesse infinie d’une vie de servitude. Un élan de compassion absolue inonda Nassim. Il ferma les yeux et laissa la sensation irriguer son corps entier. L’âne lui adressa un long regard de gratitude, inspira péniblement de l’air vicié dans ses poumons, s’ébroua en secouant doucement sa crinière sale et emmêlée, puis reprit sa marche derrière l’homme qui le tenait en longe. Le regard de Nassim se dirigea alors vers le maître de l’animal. Son corps entier, tout aussi noué que celui de son âne, criait sa détresse. Sa démarche incertaine sur ses jambes arquées le faisait tanguer. Une épaule sans doute déboîtée et mal remise lui imposait un constant rééquilibrage. Il basculait vers l’avant, se rétablissait au dernier moment juste avant de tomber et balançait la jambe opposée à son épaule disloquée pour reprendre son appui. Chaque pas semblait être un jeu permanent entre équilibre et chute. La souffrance résignée de cet homme submergea Nassim. Il fut immédiatement tenté de repartir. Les sensations étaient trop fortes, toutes ces peurs, cette avidité, ces envies absurdes et irraisonnées. La nausée lui monta à la gorge. Il regarda l’âne s’éloigner, les bâts de la carriole brinquebalante chargée de bois battant ses flancs, puis s’adossa au mur le plus proche. Une femme dépenaillée sous une porte cochère relevait avec ostentation ses jupes sur des jambes sales et amaigries. Le dégoût le prit. « Repartir, vite, tout de suite, tant que personne ne sait que je suis ici, pendant que mes parents pleurent encore leur enfant perdu.» Ses jambes fléchirent sous lui. La faim, peut-être ? Non, c’était la peur. Il se sentit immédiatement soulagé. La peur, il connaissait. Il avait appris à la circonvenir, à la dépasser, à en faire une amie et une force. La peur, sa grande amie, était là. Elle était venue à son secours, elle lui apportait soutien et courage. De toute façon, il sentait qu’il ne pouvait pas repartir ; il savait que sa prochaine étape de vie était là, dans cette ville crasseuse, surpeuplée, bruyante de désirs illogiques et impossibles à rassasier. Nassim ne pouvait plus fuir. Il avait eu quinze ans la veille. L’enfant angoissé qu’il était quatre ans auparavant avait disparu pour faire place à un adolescent svelte, émacié et sûr de lui. Il était temps de rentrer. Ses parents l’espéraient sans doute encore. Il tâta le coffret contenant les fines feuilles d’or qui gonflait sa poche de pantalon et sentit son courage revenir. Il se remit en chemin.