La Cerise sur le gâteau

Auteur : Aurélie Valognes
Editeur : Le Livre de Poche

La vie est mal faite : à trente-cinq ans, on n'a le temps de rien ; à soixante-cinq ans, on a du temps, mais encore faut-il savoir quoi en faire...
Bernard et Brigitte en savent quelque chose. Depuis qu'elle a cessé de travailler, Brigitte profite de sa liberté retrouvée et s’investit dans son rôle de grand-mère. Pour elle, ce n'est que du bonheur. Jusqu'au drame : la retraite de son mari. Car, pour Bernard, troquer ses costumes contre des pantoufles, hors de question !
Ajoutez à cela des enfants au bord de la crise de nerfs, des petits-enfants infatigables, et des voisins insupportables…
La retraite : un long fleuve tranquille ? Pour le découvrir, plongez dans cette comédie irrésistible et inspirante !

8,40 €
Parution : Mars 2020
Format: Poche
480 pages
ISBN : 978-2-2531-0046-1
Fiche consultée 170 fois

Extrait

La vérité sort de la bouche des enfants

Comme une autruche, Bernard avait toujours brillé par sa technique d’évitement. Il suffisait que l’on ait besoin de lui pour qu’il soit par monts et par vaux, à se dérober, tout en pensant que son entourage ne le voyait pas. Il dégotait immanquablement une excuse professionnelle de dernière minute pour échapper aux obligations familiales. Plus encore lorsque l’on mentionnait des mots comme « maladie », « funérailles » ou « enfants à garder ».
Son épouse, Brigitte, jonglait avec les contraintes comme avec ses casseroles, dans lesquelles elle préparait, toujours, une multitude de plats différents pour satisfaire ses convives. Elle parvenait à contenter ses engagements d’enseignante et ses priorités parentales avec une aisance déconcertante. Comme ce jour-là, quand sa belle-fille, Alice, qui venait de perdre soudainement sa mère, lui demanda, au pied levé, de prendre soin de la petite dernière.
En plus de son chagrin, Alice devait porter le poids des responsabilités. Un enterrement à organiser, en banlieue bordelaise, près de chez Brigitte et Bernard, mais loin de son domicile parisien ; un mari en déplacement à faire revenir d’urgence ; et aucune autre famille pour la soutenir – puisqu’elle n’avait jamais connu son père, ni eu de frère ni de sœur.
Lorsqu’elle entra chez sa grand-mère, la petite Charlotte était encore toute lovée dans les bras d’Alice, qui eut bien du mal à lui faire lâcher prise.
— Allez, bisous, ma chérie. Je file. Merci pour tout, Brigitte. Vous êtes un ange. Soyez sages toutes les deux. Pas de bonbons ni d’écrans, recommanda la jeune mère, en inspirant profondément pour se donner du courage face à la journée éprouvante qui l’attendait.
À l’arrière du véhicule, son deuxième enfant, Paul, 6 ans, dormait du sommeil du juste. Le petit garçon, devant la tristesse de sa maman, tenait absolument à rester à ses côtés pour saluer Mémé une dernière fois. Brigitte déposa une bise tendre sur la joue de son petit-fils assoupi, avant d’enlacer sa belle-fille.
— Bonne route, Alice. ne t’inquiète de rien : on sera sages avec Charlotte. n’hésite pas si je peux faire quoi que soit d’autre.
La petite Charlotte, des trémolos dans la voix, semblait inconsolable. Son doudou était trempé. Brigitte, elle, était ravie de passer enfin un peu de temps en tête à tête avec sa petite-fille de 4 ans. Brigitte avait toujours trouvé qu’elle avait une bouille à croquer : de grands yeux curieux, des joues roses et rebondies, et des cheveux châtain clair, aussi indomptables qu’elle.
— Mais il ne faut pas pleurer, ma puce ! Ta maman revient demain. nous allons rester rien que toutes les deux. Et puis, ce n’est pas très rigolo, tu sais : ils vont dire au revoir à Mémé.
La fillette était plus attristée d’être séparée de sa mère, dont elle ne se décollait jamais, que d’avoir perdu son autre grand-mère. Cela faisait cinq minutes que les larmes coulaient et, comme pour les plaisanteries, la vie avait appris à Brigitte que les plus courtes étaient les meilleures. Il leur fallait une diversion. Et vite.
— Viens, on va boire un bol de chocolat chaud, et je vais te préparer une tartine « spéciale ». Ta préférée ! continua-t-elle.
— La « spéciale », c’est la tartine double ? Avec le beurre et la confiture, partout partout, même dans les trous? questionna Charlotte, subitement très intéressée.
— oui ! confirma Brigitte. Avec la confiture que l’on a faite ensemble l’année dernière.
— D’accord, je veux bien. Mais il est où, Papy ? interrogea Charlotte en scrutant chaque coin de la maison.
— Tu sais bien, il est au travail, rappela la grand-mère.
— Encore ? Il est jamais là... remarqua la fillette, ce à quoi Brigitte se retint d’ajouter : « À qui le dis-tu. » Avec un sourire fripon, la grand-mère chuchota :
— oui, mais quand le chat n’est pas là... les souris dansent.
Après avoir avalé sa tartine à la groseille et s’en être barbouillé généreusement la bouche, Charlotte descendit des genoux de sa grand-mère qui lui tressait les cheveux.
— Moi, je suis pas triste : Mémé, je l’aimais bien, elle me donnait plein de bonbons, mais elle piquait trop sur le menton. Et puis, qu’est-ce qu’elle m’énervait : il fallait toujours qu’elle me redemande dans quelle classe j’étais. Elle disait tout le temps : « Mais qu’est-ce que t’as grandi. » La barbe !
Visiblement, le chagrin, comme la faim, avait disparu. Charlotte fila au salon. La tête enfouie dans une grande malle descendue du grenier pour l’occasion, la petite fille fouillait au petit bonheur la chance. Brigitte s’était cassé la tête pour trouver tout un tas d’activités nouvelles qui feraient passer le temps, mais, finalement, sa petite-fille avait opté pour les trésors poussiéreux qui avaient enchanté les générations précédentes.
— Mamie, qu’est-ce que c’est, ça ?
harlotte venait d’extraire un ancien téléphone à cadran. Les vieux objets vintage avaient rejoint les autres antiquités depuis peu.
— Bah, c’est un téléphone, ma puce !
— Mais pourquoi il y a un fil ? demanda naïvement la fillette.
— Parcequ’àl’époquelestéléphonesenavaient. Charlotte resta pensive avant de poursuivre. — Mamie, tu as connu la guerre ?
— non.
— Et les dinosaures ? poursuivit Charlotte avec une logique bien à elle.
Brigitte faillit s’étrangler.
— non plus. Tu sais que je ne suis pas si vieille que ça. Il n’y a pas si longtemps, j’étais une petite fille, comme toi.
— C’est vrai ? lâcha Charlotte, interloquée.
Brigitte lui fit un baiser avant de se lever vers la bibliothèque.
— Attends, je vais te montrer une photo. où ai-je rangé l’album ?
— Dans ton portable peut-être ? osa la petite. Tu peux me le passer, moi je sais faire, tu sais.
Brigitte sourit. Elle parcourut les étagères encombrées, saisit deux épais classeurs et revint s’asseoir à côté de sa petite-fille, son doudou sur les genoux. Il ne la quittait décidément jamais.
ouvrant le plus ancien, Brigitte pointa du doigt une photographie d’enfant en noir et blanc, jaunie par les années.
— Ça, c’était moi, je devais à peu près avoir ton âge.
Brigitte décolla le cliché, le retourna et confirma :
— oui, comme toi, j’avais 4 ans.
— Tu avais des cheveux de garçon, fit remarquer Charlotte, l’air sceptique. C’était pas très beau. Moi, ils sont plus longs.
Sautant du coq à l’âne, la petite fille susurra à l’oreille de Brigitte :
— Dis, Mamie, je peux avoir un bonbon, s’il te plaît ? quémanda-t-elle, avant de lui offrir son plus beau sourire.
Devant la mine séductrice de sa petite-fille, Brigitte céda aussitôt, sans culpabiliser outre mesure malgré les jolies promesses qu’elle avait faites à sa belle-fille.
— oK, mais tu ne le diras pas à ta maman.
Dans la boîte posée sur la table basse, Brigitte saisit un crocodile gélatineux qu’elle tendit à Charlotte, puis elle attrapa le deuxième album.
— Ah ! on arrive aux années qui t’intéressent sûrement plus : celles de l’enfance de ton papa. Là, nicolas apprenait à faire du vélo avec moi, et ici il nageait pour la première fois. Regarde, il a une ceinture, sans aucune bouée : il pensait encore être soutenu au cas où. Et, là, quand il a perdu sa première dent.
Charlotte, absorbée par ces images d’un autre temps, où son père était enfant et où elle n’existait pas, se rendit soudain compte de quelque chose qui clochait.
— Pourquoi Papy il est jamais sur les photos ? observa-t-elle finement.
— Parce qu’il était rarement avec nous : tu sais, il travaille beaucoup, ton grand-père, essaya d’expliquer Brigitte.
— Bah, moi, je dis que son travail doit pas le rendre très heureux : il est pas souvent là, et quand il est avec nous, il fait toujours que râler. Un peu comme mon papa, d’ailleurs.
Si cette constatation à propos de son mari était loin d’être erronée, elle la surprenait davantage concernant son fils.
— C’est vrai ? Pourtant, ton papa, c’était un vrai clown, petit. Il n’était pas très sage, mais il ne se plaignait jamais. Toujours à faire des bêtises.
— Et il mangeait des bonbons ? relança Charlotte, très intéressée d’entendre d’autres anecdotes sur son père.
— oui ! Plein ! En secret, mais je savais tout... conclut Brigitte dans un chuchotement.
— Et c’est qui, la jolie dame, là ? interrogea Charlotte, en pointant du doigt une femme qui riait aux éclats avec nicolas.
Brigitte ne comprit d’abord pas la question, puis répondit, telle une évidence :
— Bah, c’est moi ! Charlotte explosa de rire.
— Tu es trop drôle, Mamie, à toujours faire des blagues ! Tu es pas possible, toi, vraiment ! Hein, Doudou, elle est trop rigolote, Mamie ?
Le lapin en peluche semblait confirmer. Sur le portrait, Brigitte avait quarante ans de moins et, visiblement, la ressemblance avec aujourd’hui n’était pas flagrante. La vérité sort de la bouche des enfants ! songea-t-elle en saisissant son portable qui venait de recevoir un MMS.
— Tiens, ta maman a envoyé un message. on va l’ouvrir ensemble. Mais qu’est-ce que c’est ? se demanda Brigitte alors qu’elle tendait le bras pour mieux discerner l’image malgré sa presbytie.
— Bah, c’est une toute petite boîte, Mamie ! commenta avec aplomb Charlotte qui s’était faufilée au plus près de l’écran.
— oh, mon Dieu, mais pourquoi ta mère m’envoie ça ! s’exclama la grand-mère devant l’image d’une urne funéraire.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea la petite fille.
La grand-mère sembla hésiter.
— C’est Mémé, lâcha-t-elle d’un coup. Charlotte se gratta la tête.
— Mais elle est où, Mémé ?
— Dans la boîte.
— Mamie, tu dis n’importe quoi : elle est trop
petite, la boîte ! fit judicieusement remarquer Charlotte.
— non, ma puce, car... on a « brûlé » Mémé, finit par admettre la grand-mère, qui se dépatouillait comme elle pouvait.
— Ah, d’accord !
La petite avait une réponse, cela semblait lui suffire. Brigitte voulut refermer son téléphone pour couper court à cette discussion qui l’embarrassait de toute évidence plus que sa petite-fille, quand une autre photographie s’afficha, accompagnée d’un petit message pour Brigitte que cette dernière n’eut pas le temps de lire, attisant à nouveau la curiosité de Charlotte.
— Et qu’est-ce qu’ils font, là ? demanda la petite fille en inclinant la tête, aussitôt imitée par sa grand-mère.
— Apparemment, ils enterrent la boîte.
— Mais pourquoi ?
— Ça, je ne sais pas, ma puce... Et si on lisait
une histoire ? ajouta-t-elle en parvenant enfin à éteindre son portable.
Le roman qu’elles avaient choisi était Les Quatre Filles du docteur March. Charlotte adorait cette histoire de sœurs, elle qui n’en avait pas, et n’avait qu’un frère « nul », comme elle disait. Elle ne pouvait cependant pas s’empêcher d’entrecouper le récit de multiples questions :
— C’est laquelle ta préférée, Mamie ?
— Je crois que c’est Jo. Et pour toi, ma puce ? — Moi aussi, mais, moi, j’aurais jamais
coupé mes cheveux pour de l’argent. J’aurais donné la Carte bleue de Maman. on se lave pas aujourd’hui. Hein, c’est vrai, Mamie ?
— D’accord, mais on ne le dit pas à Maman, non plus.
— oK. Chut et mouche bossue, susurra Charlotte.
Le lendemain, après avoir fait une toilette matinale express, Charlotte fit honneur au petit-déjeuner de sa grand-mère, engloutissant une ration impressionnante de tartines à la groseille.
— Tu manges pas, Mamie ? Elle est vachement bonne, ta confiture ! constata Charlotte, le visage barbouillé de fruits rouges.
— non, je n’ai pas très faim, j’ai comme une boule dans la gorge, expliqua la grand-mère.
— Je sais ce que c’est, moi, répliqua la petite fille la bouche pleine. Je suis la meilleure quand on joue au Docteur.
— Ah bon ? demanda Brigitte. Alors, Docteur, qu’est-ce que j’ai, selon vous ?
Charlotte saisit sa petite cuillère, l’appuya sur la gorge de la malade et dit d’une voix assurée :
— C’est un cas classique chez mes patients : c’est la Pomme des Dents !
— Pomme des dents ? Vous êtes sûre, Docteur ?
— Bah, oui ! Une boule dans la gorge, ça s’appelle la « Pomme des Dents ». Tous les papas ont ça.
Brigitte fit une moue chagrine : le diagnostic de Charlotte était pertinent à un détail près.
— Tu auras remarqué que je ne suis pas un homme, quand même...
— Mémé avait bien de la barbe, et c’était pas un monsieur non plus... Alors, moi, je dis qu’en médecine tout est possible, conclut la fillette avant de descendre de sa chaise. J’entends une voiture, on va voir si c’est Maman et Paul ?
— Ça se tient... murmura Brigitte, impressionnée par la logique implacable de sa petite-fille. À défaut d’avoir une pomme d’Adam, Brigitte en avait gros sur la patate. La grand-mère essuya quelques larmes dans son tablier, avant de retrouver Charlotte, sur la pointe des pieds, accoudée à la fenêtre, observant la voiture de sa mère qui se garait. Brigitte et la fillette allèrent à
leur rencontre.
Quand Brigitte et Charlotte s’approchèrent,
Paul sauta dans les bras de sa grand-mère, trop heureuse qu’il soit cette fois-ci éveillé. Alice et les enfants avaient encore beaucoup de route avant de regagner Paris, et ils devaient repartir sans tarder. La belle-fille remercia une nouvelle fois Brigitte, elles s’embrassèrent très chaleureusement, puis Alice, rangeant la valise de Charlotte dans le coffre, promit de faire des pauses régulières et d’appeler une fois arrivés.
Alors que Brigitte faisait un dernier câlin à sa petite-fille, celle-ci remarqua :
— Mais tu es toute salée, Mamie ! Il faut pas pleurer. Je reviens dans deux mois pour les grandes vacances.
Dans un chuchotement baveux à l’oreille, Charlotte continua :
— J’ai laissé une surprise pour toi : elle est dans la cuisine. Bisou Mamie chérie !
Les yeux embués, après avoir regardé la voiture partir au loin, Brigitte découvrit sur la nappe vichy de la cuisine la fameuse surprise. La tartine « spéciale » : beurre et confiture. À côté, un beau dessin d’elles deux, dans lequel volaient des bonbons, quatre sœurs et une « petite boîte ». La liste illustrée des secrets qu’elles avaient partagés et qu’elles garderaient seulement pour elles.
Vingt-quatre heures venaient de filer, une parenthèse enchantée se refermait. Brigitte attendait avec impatience la prochaine, mais, cette fois-ci, elle avait décidé de ne pas s’en remettre au destin. De la poche de son tablier, elle sortit un dernier souvenir de la petite fille. Son doudou.
À quoi bon être une grand-mère si c’est pour ne jamais faire de bêtises ?

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