Indomptée
Le jour où Glennon Doyle croise le regard de celle qui deviendra sa compagne, son existence bascule. Cet événement inattendu lui fait prendre conscience qu'elle n’a cessé jusqu’alors d’étouffer ses désirs pour se conformer aux diktats de la société. Elle découvre aussi qu'une mère responsable n'est pas celle qui s'oublie pour ses enfants, mais une femme qui leur montre comment vivre pleinement.
Glennon Doyle est activiste, conférencière et présidente d'une association caritative dédiée aux réfugiés, aux femmes et aux enfants en difficulté. Elle a écrit Love Warrior et Carry On, Warrior, tous deux best-sellers et classés en première place du New York Times.
Extrait
Guépard
Il y a deux étés de cela, ma femme et moi avons emmené nos filles au zoo. Au détour d’une allée, nous avons vu une pancarte annonçant le grand événement du parc : la course de guépards. Nous avons suivi les familles qui recherchaient un poste d’observation et avons trouvé un emplacement libre le long du parcours. Notre cadette, Amma, a grimpé sur les épaules de ma compagne pour mieux voir.
Une soigneuse blonde et énergique vêtue d’une veste kaki est apparue, munie d’un porte-voix et accompagnée d’un labrador couleur sable qu’elle tenait en laisse. J’étais sceptique. Je ne m’y connais pas beaucoup en animaux, mais, si elle avait l’intention de faire croire à mes enfants que ce chien était un guépard, j’allais demander à ce que l’on soit remboursées.
«Bienvenue à tous, a-t-elle commencé, vous allez bientôt faire la connaissance de notre guépard, Tabitha. Est-ce que vous pensez que c’est elle ?
— Noooon ! ont hurlé les enfants.
— Ce gentil labrador s’appelle Minnie et elle est la meilleure amie de Tabitha. Nous les avons présentées quand Tabitha était un bébé guépard, et nous les avons élevées ensemble pour apprivoiser plus facilement Tabitha. Tout ce que Minnie fait, Tabitha a également envie de le faire. »
La soigneuse a montré une jeep garée derrière elle. Un lapin rose en peluche était attaché au hayon au moyen d’une ficelle effilochée.
« Qui a un labrador ? » a-t-elle demandé. Quelques petites mains se sont levées.
« Est-ce qu’ils aiment faire la course ?
— Ouiii ! ont crié les enfants.
— Eh bien, Minnie adore courir après ce lapin ! Pour commencer, Minnie va faire la course pendant que Tabitha regardera pour se rappeler comment ça se passe. Puis nous allons compter à rebours, je vais ouvrir la cage de Tabitha et elle va s’élancer. À la ligne d’arrivée, à cent mètres dans cette direction, un délicieux steak l’attendra. »
La soigneuse a retiré ce qui recouvrait la cage de Tabitha et conduit Minnie, impatiente et haletante, sur la ligne de départ. À son signal, la jeep a démarré. La femme a détaché la laisse de Minnie et nous avons tous regardé le labrador sable poursuivre joyeusement la peluche rose poussiéreuse. Les enfants ont applaudi avec ferveur. Les adultes se sont essuyé le front.
C’était maintenant au tour de Tabitha de réaliser sa prestation. Nous avons compté en chœur: «Cinq, quatre, trois, deux, un... » La soigneuse a fait coulisser la porte de la cage et le lapin est parti une nouvelle fois. Tabitha s’est élancée, les yeux rivés sur la peluche, et nous avons vu passer un éclair tacheté, qui a franchi la ligne d’arrivée en quelques secondes. La soigneuse a donné un coup de sifflet et lui a lancé un steak. Tabitha l’a plaqué au sol avec ses larges pattes, s’est accroupie dans le sable et l’a dévoré sous les applaudissements de la foule.
Je n’ai pas applaudi. J’étais mal à l’aise. La manière dont Tabitha avait été domptée me semblait... familière.
Tout en regardant le guépard mâcher sa viande sur le sol, je me disais : Jour après jour, cet animal sauvage court après des lapins roses poussiéreux sur la piste étroite et éculée qu’on lui a tracée. Sans jamais regarder autour de lui. Sans jamais attraper cette fichue peluche, en devant plutôt se contenter d’un steak de supermarché sous les acclamations d’inconnus trempés de sueur. Obéissant au doigt et à l’œil à la soigneuse, à l’instar de Minnie, le labrador qu’elle croit être à force de dressage. Inconsciente du fait que, si elle se souvenait de sa nature sauvage, ne serait-ce qu’un instant, elle pourrait tailler en pièce ses soigneurs.
Quand le guépard a eu terminé son steak, la soigneuse a ouvert la barrière d’un petit enclos. Tabitha y est entrée et la barrière s’est refermée derrière elle. La soigneuse a repris son porte-voix et demandé s’il y avait des questions. Une petite fille, neuf ans peut-être, a levé la main.
« Tabitha n’est pas triste ? La nature ne lui manque pas ?
— Désolée, je n’ai pas entendu, a répondu la soigneuse. Tu peux répéter ? »
La maman a repris, plus fort :
«Elle veut savoir si la nature ne manque pas à Tabitha. »
La soigneuse a souri.
«Non. Tabitha est née ici. Elle ne connaît rien d’autre. Elle n’a jamais vu d’espaces sauvages. C’est une belle vie pour elle. Elle est bien plus en sécurité ici que dans la nature. »
Tandis que la soigneuse donnait des informations sur les guépards nés en captivité, ma fille aînée, Tish, m’a fait signe de regarder Tabitha. Là, dans l’enclos, séparée de Minnie et des soigneurs, elle avait changé de posture. Elle avait redressé la tête et suivait la clôture, longeant la frontière que les barrières dessinaient. Elle allait et venait, encore et encore, ne s’arrêtant que pour fixer un point au-delà de l’enceinte. Comme si elle se souvenait de quelque chose. Elle semblait grandie. Et un peu effrayante.
Tish a chuchoté: «Maman, elle est redevenue sauvage. »
J’ai acquiescé en continuant d’observer l’animal arpenter son territoire. J’aurais eu envie de lui demander : « Que se passe-t-il en toi, à cet instant précis ? »
Je savais ce qu’elle pourrait me répondre. Elle me dirait : « Il y a quelque chose qui ne va pas dans ma vie. Je n’arrive pas à tenir en place, je me sens frustrée. J’ai le sentiment que tout aurait dû être plus beau que ça. J’imagine de vastes savanes sans clôtures. J’ai envie de courir, de chasser et de tuer. J’ai envie de dormir sous un ciel noir comme de l’encre, silencieux et constellé d’étoiles. Tout ça est si réel que je le sens presque. »
Puis elle tournerait les yeux vers la cage, le seul foyer qu’elle ait jamais connu. Elle regarderait les soigneurs souriants, les spectateurs blasés et sa meilleure amie, le labrador haletant, bondissant et servile.
Elle soupirerait : « Je devrais être reconnaissante. J’ai une vie plutôt belle, ici. Je suis folle d’aspirer à quelque chose qui n’existe même pas. »
Je lui dirais :
« Tabitha. Tu n’es pas folle. Tu es un guépard, bon sang.»