Paradis perdus (La Traversée des temps, Tome 1)
Raconter l'histoire de l'humanité sous la forme d'un roman : faire défiler les siècles, en embrasser les âges, en sentir les bouleversements… Depuis plus de trente ans, ce projet ambitieux occupe Éric-Emmanuel Schmitt. Accumulant connaissances et savoirs, créant des personnages forts et touchants, l’écrivain donne enfin naissance à La Traversée des temps et nous propulse de la préhistoire à nos jours, d'évolutions en révolutions, tandis que le passé éclaire le présent. Paradis perdus ouvre cette aventure. Noam en est le héros, né il y a huit mille ans dans un village lacustre, au cœur d'une nature paradisiaque. Il affronte les drames de son clan, rencontre Noura, une femme fascinante, et se mesure à une calamité célèbre : le déluge, qui va déterminer son destin. Mais serait-il le seul à parcourir les époques ?
Extrait
Prologue
Un frisson.
D’abord un frisson.
Insistant, le frisson pèse, file, s’étend, lézarde, se multiplie, devenant deux, quinze, cinquante frissons qui conquièrent la peau, réveillent les sens.
L’homme ouvre les paupières.
La nuit... Le silence... La fraîcheur... La soif...
Il regarde les ténèbres alentour. L’obscurité l’épouvanterait s’il ne savait où il se situe. Recroquevillé sur le calcaire humide, il inspire l’air tonique, revigorant, qui emplit ses poumons et ranime ses entrailles. Volupté d’exister... Comme c’est bon, une renaissance ! Meilleur qu’une naissance...
Leur tâche achevée, les frissons se dissipent: l’homme a pris conscience de son corps.
Renonçant à la position fœtale, il se tourne avec précaution sur le dos et, minutieusement, se concentre sur diverses parties de son anatomie. Guidés par sa volonté, ses bras se hissent au-dessus de son visage, ses doigts se plient, leurs cartilages craquent, ses mains descendent, caressent sa poitrine, parcourent son ventre, effleurent la toison qui le termine, frôlent le sexe tiède. Il ordonne à ses chevilles de s’assouplir, lève les pieds, les incline à droite, à gauche, exécute des cercles puis remonte les cuisses contre son torse. Tout obéit à merveille. Souffre-t-il d’une séquelle, d’une gêne quelconque ? Sa palpation scrupuleuse lui confirme qu’il ne porte pas même une cicatrice. Son organisme de vingt-cinq ans lui est rendu intact.
— Noam...
Son nom vibre dans la cavité opaque. Ouf ! Sa voix fonctionne aussi.
Il se renfrogne. Les syllabes qui ont rebondi de mur en mur perturbent l’atmosphère; avec un mot, un seul, les hommes, les clans, les peuples, les nations, l’Histoire ont fait irruption, menaces lourdes et opprimantes, si éloignées du bonheur animal qu’il goûtait auparavant. Noam. Son prénom l’accable. Noam. S’il s’appelle, ni une mère ni un père ne chuchotent ces sons. Noam. Solitude. Extrême solitude. Sur ce point, une renaissance vaut moins qu’une naissance...
Il se redresse. Son crâne heurte la pierre de la grotte. Étourdi quelques secondes, il masse son cuir chevelu, s’apaise. À l’aveugle, il entreprend de quitter cette alvéole pour la deuxième, contiguë.
Où se cache la porte? Ses paumes explorent la paroi, laquelle expose des fentes, des replis, des coudes, pas d’orifice. Quoi ? L’explosion qui a eu lieu ici a-t-elle provoqué un effondrement, colmaté l’issue ? Il s’acharne. En vain. Est-il coincé sous des blocs? Son cœur s’accélère, sa bouche halète, ses avant-bras transpirent.
Calme-toi. Recommence avec méthode. Agenouillé, Noam prend un repère et ausculte de nouveau les murs. Un caillou cède, un autre, un troisième : il a détecté le passage.
Il s’y insinue.
À droite.
Il se souvient d’avoir posé son sac à droite. Pourvu que là encore, l’explosion n’ait pas...
Le tissu moite, quasi vivant, rencontre ses doigts. Rassuré, il en extrait un briquet. Après quelques étincelles, la flamme fuse. Ébloui par cette langue de feu, il détourne la tête. Ses paupières clignotent, sa cornée se voile. Depuis combien de temps ses yeux n’ont-ils rien vu ?
Il se familiarise avec la lumière en détaillant les parois. La roche présente une peau, une peau luisante, mouillée, aux pores dilatés, rose, sensuelle, féminine, offrant des plis amollis qui l’attirent, dessinant ici un cou, une oreille, une aisselle, là une aine, des lèvres, un clitoris, l’ombre mystérieuse d’un vagin. Noam se love au centre de la terre, ce ventre où, au fil des millénaires, se marient le liquide et le minéral. Des gouttes ont créé ces contours. Ce qui l’environne n’a pas été sculpté, mais suinté.