La Soeur
Z., pianiste autrefois célèbre, fait envoyer, à son décès, ses confessions au narrateur, alors qu'ils ne se sont rencontrés que quelque temps auparavant. Il revient sur une étrange maladie qui l'avait frappé en 1939 et sur sa relation platonique avec une femme mariée frigide.
Extrait
Je vais tenter de consigner ici tout ce que j'ai vécu en ce Noël singulier. C'était le quatrième Noël de la Deuxième Guerre mondiale. Le temps a passé depuis, et les nuits et les jours qui ont suivi ce soir-là nous ont apporté leur lot de tristesses et de souffrances. Mais le souvenir de la rencontre que j'ai faite alors est resté vivant dans mon esprit et dans mon coeur. Les informations concernant la destruction de villes entières ainsi que les doutes et les angoisses portant sur le monde occidental étreignaient le coeur de bien des hommes en ce temps-là mais tout ce malheur incommensurable, inhumain, n'a toutefois pas été assez cruel pour estomper le souvenir de cette rencontre. Ce que j'ai appris alors n'avait pas trait à des peuples ou des pays mais seulement au sort d'un homme. Toutefois, la même fatalité peut s'acharner aussi implacablement sur la vie d'un seul homme que sur l'existence des nations.
Naturellement, le hasard fut à l'origine de cette rencontre de Noël, comme toujours pour les événements importants et inattendus. Jamais je n'aurais pensé qu'en plein hiver, dans cette petite station thermale désertée, dans cette auberge bon marché à l'allure de relais de chasse et relativement dépourvue des commodités de l'époque, j'aurais comme voisin de palier Z., le fameux Z., le grand musicien, encore célébré quelques années auparavant, dans les salles de concert des grandes capitales, par un public international. Notre rencontre me bouleversa profondément car l'homme qui était venu vers moi dans la salle à manger lambrissée de sapin du petit hôtel transylvain était devenu l'ombre de l'être triomphant et légendaire dont le nom était encore, peu de temps auparavant, un des plus renommés dans le monde de la musique. Son apparence aurait pu me choquer en me fournissant la preuve vivante de la fragilité de la gloire et de la notoriété si, dès le premier instant de notre rencontre, son attitude et son comportement ne m'avaient convaincu que cet homme supportait son cruel destin non seulement avec une grande force morale mais aussi avec calme et sérénité. L'adversité ne l'avait ni offensé, ni humilié, ni brisé. Il était paisible et cette paix ne contenait aucune bravade. Il ne jouait pas au Coriolan blessé que des puissances barbares auraient banni du domaine mystérieux de la musique, sa patrie. Ce calme singulier se reflétait dans son regard comme le doux rayon d'une lumière intérieure. Dès le premier moment où nous nous étions revus, grâce à son instinct de musicien il avait trouvé le ton juste, qui m'avait donné l'assurance que l'homme en face de moi était parfaitement conscient de son sort, l'acceptait sans révolte et excluait toute tentative d'apitoiement. La dignité paisible de son être et sa douce et grave humanité étaient rassurantes mais, en même temps, sa réserve naturelle me commandait de respecter sa solitude, son maintien discret décourageait toute commisération et me faisait sentir que je n'avais aucun droit de troubler l'équilibre de son âme par une compassion mal venue.