Les Imposteurs

Auteur : John Grisham
Editeur : Le Livre de Poche

En commençant leurs études de droit, Mark, Todd et Zola voulaient changer le monde, le rendre meilleur. Mais ils ont été dupés. Ils ont contracté de lourds emprunts pour payer Foggy Bottom, une école qui semble être une usine à fric et dispense un enseignement si médiocre qu'à la sortie personne, ou presque, ne réussira l'examen du barreau.
Quand ils découvrent que leur établissement appartient à Hinds Rackley, un financier de New York à la tête d'une société d'investissement spécialisée dans les prêts étudiants, les trois amis comprennent qu'ils sont victimes d'une vaste arnaque.
Existe-t-il un moyen de se libérer du joug de cette dette écrasante, de révéler les malversations de Hinds Rackley, et de gagner quelques dollars au passage ? C'est ce qu'ils vont découvrir à leurs risques et périls.

Traduction : Dominique Defert
8,40 €
Parution : Mars 2020
Format: Poche
480 pages
ISBN : 978-2-2531-8136-1
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Extrait

Comme de coutume, la fin de l’année annonçait la période des fêtes, même si, chez les Frazier, on n’avait guère de raisons de se réjouir. Mme Frazier avait fait l’effort de décorer un modeste sapin et d’emballer quelques cadeaux bon marché. Elle avait même préparé des cookies dont personne n’avait vraiment envie et, fidèle à son habitude, elle écoutait Casse-Noisette sur sa petite chaîne stéréo en fredonnant, feignant d’être heureuse.
Pourtant, la situation était loin d’être gaie. Son mari était parti trois ans plus tôt, et aujourd’hui, elle ressentait plus de haine que de regret. dès qu’il avait quitté la maison, il avait emménagé avec sa jeune secrétaire qui était déjà enceinte. humiliée, abandonnée, ruinée, Mme Frazier avait du mal à remonter la pente.
Louie, son fils cadet, était assigné à résidence, et l’année à venir s’annonçait compliquée puisqu’il était poursuivi pour trafic de drogues. Il n’avait pas acheté de cadeau à sa mère, officiellement parce qu’il n’avait pas le droit de quitter la maison et que son bracelet électronique épiait le moindre de ses faits et gestes. Mais de toute façon, Louie n’achetait jamais de cadeau à qui que ce soit. Cela lui demandait trop d’effort. Les deux années précédentes, alors qu’il n’avait rien aux chevilles, il n’avait pas été fichu de faire une seule fois les courses.
L’aîné, Mark, en dernière année de droit, était revenu chez lui passer les vacances de noël pour souffler après la pression des partiels. Même s’il était encore plus fauché que son frère, il avait offert du parfum à sa mère. Son avenir était tout tracé : obtenir son diplôme en mai, passer l’examen du barreau en juillet, et commencer sa carrière dans un cabinet de Washington dès septembre, le mois où son petit frère serait jugé. Mais l’affaire de Louie n’irait sûrement pas jusqu’au procès, et ce pour deux très bonnes raisons. Premièrement, des policiers en civil l’avaient pris en flagrant délit, à vendre dix sachets de crack – avec vidéo à l’appui – et deuxièmement, ni Louie ni sa mère ne pouvaient s’offrir les services d’un avocat digne de ce nom. À plusieurs reprises, Louie et Mme Frazier avaient laissé entendre à Mark qu’il pourrait défendre son frère. Il devait être possible de repousser le jugement – juste de quelques mois –, le temps que Mark passe l’examen du barreau ? Une fois son diplôme en poche, il trouverait un de ces vices de procédure dont on entendait parler dans les journaux et s’arrangerait pour que les charges soient abandonnées. C’était simple comme bonjour, non ?
Leur petit stratagème ne tenait pas debout. du grand délire. Mais Mark refusait d’en discuter. Le jour de l’An, quand il comprit que son frère allait squatter le canapé au moins dix heures d’affilée pour regarder sept matchs de football américain, il s’éclipsa pour passer chez un ami. Le soir, sur le chemin du retour, alors qu’il conduisait avec bien trop d’alcool dans le sang, il décida de fuir. Il allait rentrer à Washington, faire acte de présence dans son futur cabinet d’avocats. Les cours ne reprenaient pas avant deux semaines, mais après dix jours passés à subir les jérémiades de Louie, sans parler de Casse-Noisette qui tournait en boucle, Mark n’en pouvait plus. Il était presque impatient de débuter son dernier semestre.
Il avait réglé son réveil pour 8 heures le lendemain, et expliqua à sa mère en buvant son café qu’on avait besoin de lui à Washington. désolé de partir plus tôt que prévu, maman, et désolé de te laisser seule avec ton bon à rien de fils, mais je dois me tirer d’ici. Ce n’est pas à moi de l’éduquer. Chacun ses problèmes.
Le plus pressant était sa Ford Bronco qui datait du lycée. Le compteur était bloqué à 300 000 km depuis plus d’un an. Il avait besoin, toute affaire cessante, d’une nouvelle pompe à carburant – l’une des nombreuses pièces à changer d’urgence. Ces deux dernières années, Mark avait rafistolé le moteur, la transmission, les freins avec du scotch et des trombones, mais la pompe lui résistait. Elle fonctionnait, mais pas à pleine puissance, si bien que sa vitesse maximale était de 80 km/h, sur terrain plat. Pour éviter d’être embouti par les poids lourds sur les voies rapides, Mark se cantonnait aux routes secondaires. Rallier dover, dans le delaware, au centre-ville de Washington lui prenait quatre heures au lieu de deux.
Il pouvait ainsi réfléchir à ses autres problèmes. Le deuxième sur sa liste était son prêt étudiant, qui l’étouffait littéralement. Il avait terminé son premier cycle avec 60 000 dollars de dettes, et pas de boulot en vue. Son père, apparemment heureux en mariage à l’époque, mais tout aussi endetté, lui avait conseillé de ne pas aller plus loin : « quatre années d’études et tu as plongé de 60 000 ? Tire-toi de là avant d’être au fond ! » Mais Mark n’avait pas jugé utile de suivre les conseils paternels. Alors il avait fait des petits boulots pendant deux ans, comme serveur, livreur de pizza, tout en jonglant avec les emprunts. Il ne savait plus très bien d’où l’idée de l’école de droit lui était venue, mais il se rappelait avoir écouté une conversation entre deux fils à papa qui parlaient de leur avenir en buvant comme des trous. Mark tenait le bar et il n’y avait pas beaucoup de clients. Après la quatrième tournée de vodka-canneberge, les deux étudiants parlaient si fort que tout le monde pouvait les entendre. Parmi les nombreuses choses édifiantes qu’ils avaient dites, Mark en avait retenu deux : « Les gros cabinets de Washington embauchent à tour de bras » et « le salaire d’entrée est de 150 000 dollars ».
Peu de temps après, il était tombé sur un ami en première année de droit à Foggy Bottom, une école de Washington. Son copain lui avait exposé son projet : terminer rapidement ses études, en deux ans et demi, et signer dans un gros cabinet pour un salaire mirobolant. L’État distribuait les prêts étudiants comme des petits pains. n’importe qui pouvait en obtenir un ! Bien sûr, il entrerait dans la vie active avec une montagne de dettes, mais il les rembourserait en un rien de temps. En moins de cinq ans ce serait plié ! Pour son ami, il semblait parfaitement sensé d’« investir sur soi-même », du moment que la mise lui assurait un avenir meilleur.
Mark mordit à l’hameçon et prépara le LSAT, un examen commun à tous les étudiants désireux d’entrer en fac de droit. Son score médiocre de 146 ne rebuta pas le service d’admission de Foggy Bottom. Pas plus que son dossier de premier cycle, avec une moyenne faible de 2,8 sur 4. Mieux même, Foggy Bottom l’accueillit à bras ouverts ! Et sa demande de prêt fut aussitôt acceptée. Chaque année, le ministère de l’Éducation verserait 65 000 dollars à Foggy Bottom. C’était aussi simple que ça. Et aujourd’hui, avec le dernier semestre à venir, Mark mesurait la triste réalité: quand il obtiendrait son diplôme, il devrait 266 000 dollars à l’État, intérêts compris.
Autre problème de taille : son futur boulot. Le marché n’était pas aussi florissant qu’il le pensait. ni aussi alléchant que l’affirmait Foggy Bottom dans ses brochures et sur son site mensonger. Les diplômés des grandes écoles de droit trouvaient encore des postes à des salaires enviables. Mais Foggy Bottom ne faisait pas partie du lot. Par miracle, Mark avait réussi à intéresser un petit cabinet spécialisé dans les « relations avec le gouvernement », autrement dit dans le lobbying. Son salaire de départ n’était pas encore établi, car le comité directeur se réunirait début janvier pour évaluer les bénéfices de l’année précédente et répartir les enveloppes salariales. dans quelques mois, Mark aurait un entretien important avec sa « conseillère » crédit pour restructurer ses nombreux emprunts, et réfléchir à un moyen de les rembourser. La conseillère en question s’était étonnée que Mark ne connaisse pas son salaire d’embauche. Un flou qui inquiétait aussi Mark, d’autant qu’il n’avait guère confiance en sa nouvelle boîte. Même s’il voulait se persuader du contraire, il savait très bien que son avenir était des plus incertains.
Autre problème, et non des moindres : l’examen du barreau. Étant donné la forte demande, celui du district de Columbia était l’un des plus sélectifs du pays, et le taux d’échec des étudiants de Foggy Bottom était alarmant. Là encore, les meilleures écoles tiraient leur épingle du jeu. L’année précédente, Georgetown affichait 91 % de réussite et George Washington, 89 %. Alors que Foggy Bottom atteignait péniblement les 56 %. Pour faire partie des heureux élus, Mark avait intérêt à se mettre à bûcher dès maintenant, et à ne pas sortir la tête de l’eau pendant six mois.
Mais il manquait d’énergie, en particulier pendant ces froides et mornes journées d’hiver. Par moments, ses dettes pesaient comme un tas de briques sur son dos. Marcher était une corvée. Sourire lui coûtait. Car même avec un travail à la clé, ses perspectives d’avenir paraissaient moroses. Pourtant, il faisait partie des chanceux. La plupart de ses camarades avaient un crédit, mais pas de boulot. À bien réfléchir, il avait entendu les étudiants se plaindre dès la première année, et chaque semestre, l’ambiance à l’école se détériorait, alors que les doutes grandissaient. Le marché du travail était en berne. Le taux de réussite à l’examen du barreau était plus qu’inquiétant. Les dettes s’accumulaient. En troisième et dernière année, nombre d’étudiants apostrophaient leur professeur en plein cours pour faire savoir leur mécontentement. Le doyen ne sortait jamais de son antre. Les blogueurs mettaient l’école en cause et posaient les questions dérangeantes : « C’est une arnaque ? » « On s’est tous fait avoir ? » « Où passe l’argent ? »
À des degrés divers, tous les camarades de Mark faisaient le même constat au sujet de Foggy Bottom : 1. c’était une école médiocre, 2. elle faisait trop de promesses, 3. coûtait trop cher, 4. poussait ses étudiants à trop s’endetter, 5. acceptait des candidats qui n’avaient rien à faire dans une école de droit et qui 6. n’étaient pas correctement préparés à l’examen du barreau, ou 7. trop bêtes pour le réussir.
d’après les rumeurs, les demandes d’admission à Foggy Bottom avaient chuté de 50 %. En l’absence de financements publics et de donations, un tel déclin allait obligatoirement entraîner des coupes budgétaires drastiques, et le niveau de l’école ne ferait que se dégrader. Mark Frazier et ses camarades de troisième année s’en fichaient. Ils n’avaient plus que quatre mois à tirer. Après, leur calvaire serait terminé.
*

Mark habitait un vieil immeuble de quatre étages tout délabré, mais dont les loyers bas attiraient les étudiants de George Washington et de Foggy Bottom. Son nom officiel était le Cooper house, mais après trois décennies de dégradation, les locataires l’avaient surnommé le Coop – le Poulailler. Comme les ascenseurs fonctionnaient de manière très aléatoire, Mark prit l’escalier jusqu’au deuxième étage pour regagner son deux pièces sommairement meublé de quarante-six mètres carrés, pour lequel il déboursait 800 dollars par mois. Sans trop savoir pourquoi, il avait fait le grand ménage avant les vacances de noël, et en allumant la lumière, il constata avec satisfaction que tout était en ordre. Pourquoi en serait-il autrement ? Après tout, le marchand de sommeil qui lui tenait lieu de propriétaire ne montrait jamais le bout de son nez. Il posa ses bagages et s’étonna du silence qui régnait dans la pièce. d’habitude, il y avait toujours du bruit : chaînes hi-fi, télévisions, éclats de rire, parties de poker, disputes, guitare – on entendait tout à travers ces minces cloisons. Il y avait même un abruti qui jouait du trombone au troisième et quand cela le prenait, tout l’immeuble tremblait ! Mais pas aujourd’hui. Ses voisins étaient encore dans leur famille, pour profiter des fêtes, et les couloirs étaient étonnamment calmes.
Au bout d’une demi-heure, gagné par l’ennui, Mark décida d’aller faire un tour. Il descendit new hampshire Avenue sous les bourrasques qui transperçaient sa polaire et son pantalon de toile, puis tourna par habitude sur la 21e et poussa jusqu’à Foggy Bottom, pour voir si l’école était ouverte. Même si les bâtiments laids étaient légion à Washington, Foggy Bottom était une véritable verrue dans le paysage. Une construction de brique d’après guerre, haute de sept étages et flanquée de deux ailes asymétriques – un effet architectural qui avait clairement manqué son but. Autrefois, il s’agissait d’un immeuble de bureaux, mais les cloisons, du rez-de-chaussée au troisième étage, avaient été abattues pour installer des amphithéâtres et des salles de cours bondées. Au quatrième se trouvait la bibliothèque, une enfilade d’anciens bureaux réaménagés en salles de lecture décorées de livres que personne ne venait consulter et de portraits de juges et de professeurs de droit parfaitement inconnus.
L’école avait ses services d’administration aux cinquième et sixième étages, et au septième, le plus loin possible des étudiants, c’était la direction avec son doyen reclus dans son grand bureau à l’angle du bâtiment.
Comme la porte d’entrée n’était pas verrouillée, Mark entra dans le hall désert. Malgré la chaleur de la pièce, l’endroit lui parut déprimant, comme toujours. Un immense panneau était couvert de petites annonces et de publicités. des affiches colorées vantaient les possibilités d’études à l’étranger, à côté de notes manuscrites proposant livres d’occasion, vélos, billets de spectacle, cours en ligne, cours particuliers, et bien sûr locations d’appartement. L’examen du barreau planait sur l’école tel un gros nuage noir et plusieurs flyers faisaient la promo d’organismes de remise à niveau – « Résultat garanti ! ». Sans doute, en cherchant bien, on devait pouvoir encore trouver quelques offres d’emploi, mais au fil des ans, cela devenait une denrée de plus en plus rare. dans un coin, Mark reconnut les brochures qui proposaient des prêts étudiants. Tout au bout du hall, se trouvaient des distributeurs de boissons et une minuscule cafétéria, fermée pendant les vacances.
Il se laissa tomber dans un fauteuil défoncé, happé par la morosité du lieu. Était-ce une école, ou juste une usine à fric ? La réponse paraissait claire. Pour la millième fois, il regretta d’avoir passé la porte avec tant de naïveté. Trois ans après, il était couvert de dettes qu’il ne pourrait sans doute jamais rembourser. S’il y avait une lumière au bout du tunnel, il ne la voyait pas. Et pourquoi nommer une école : Foggy Bottom ? Comme si étudier dans ce lieu n’était pas assez sinistre, un petit futé lui avait donné, il y a environ vingt ans, ce nom déprimant. Oui c’était un trou brumeux et ils avaient touché le fond ! Le gars, aujourd’hui décédé, l’avait vendue à des investisseurs de Wall Street déjà propriétaires de plusieurs écoles de droit qui, disait-on, généraient de gros bénéfices et dispensaient un enseignement de piètre qualité.
Comment pouvait-on acheter et vendre des écoles de droit ? Mystère !
Entendant des voix dans un couloir, Mark quitta le bâtiment. Il descendit tout new hampshire Avenue puis entra chez Kramer Books, la librairie de dupont Circle, pour prendre un café et se réchauffer un peu. Il aimait marcher. Son Bronco calait trop souvent en ville. Il préférait le laisser sur le parking derrière le Coop, la clé sur le contact. Malheureusement, jusqu’à maintenant, personne n’avait eu la bonne idée de le voler.
Une fois revigoré, Mark poussa six rues plus loin, le long de Connecticut Avenue. Le cabinet d’avocats ness Skelton occupait plusieurs étages d’un bâtiment moderne près du hinckley hilton. L’été précédent, Mark avait réussi à s’y faire une place en acceptant un stage payé au lance-pierre. dans les gros cabinets, le but des stages d’été était d’attirer les meilleurs étudiants en leur donnant un avant-goût de la belle vie. On leur en demandait le moins possible. Les stagiaires, aux emplois du temps très allégés, étaient surtout invités à des matchs de baseball et à des réceptions dans les luxueuses propriétés des fondateurs. Sous le charme, ils signaient sans hésiter, et après l’obtention de leur diplôme, se retrouvaient dans la broyeuse, à faire des semaines de cent heures.
Mais rien de tout cela chez ness Skelton. Avec seulement cinquante avocats, c’était loin d’être un cabinet de premier plan. Ses clients étaient principalement des associations professionnelles – la Ligue des producteurs de soja, l’Amicale des anciens travailleurs de la poste, l’Union nationale des entrepreneurs de BTP, le Comité de la viande bovine et ovine, l’Association des employés de chemin de fer handicapés – ainsi que plusieurs sociétés dans le secteur de la défense qui voulaient leur part du gâteau. L’expertise du cabinet, s’il en avait une, était d’avoir ses entrées au Congrès. Leurs stages consistaient plus à exploiter une main-d’œuvre bon marché qu’à attirer des étudiants de haut vol. Mark avait accompli de longues heures d’un travail abrutissant. À la fin de l’été, quand on lui avait parlé d’une éventuelle offre d’emploi, sous réserve de réussite à l’examen du barreau, il avait été partagé entre euphorie et désespoir. Pourtant, il avait saisi l’opportunité – il n’avait guère le choix – et était devenu l’un des rares étudiants de Foggy Bottom à avoir un semblant d’avenir à sa sortie. durant l’automne, il avait interrogé son chef dans l’espoir d’en savoir plus sur son contrat à venir, mais sans succès. Une fusion était en cours. Ou une scission. Tout était possible en réalité, sauf une promesse d’embauche écrite noir sur blanc.

Alors Mark occupait le terrain. Pendant les week-ends, les vacances, dès qu’il avait un moment, il passait au cabinet, se montrant tout sourire, impatient de commencer son nouveau job et de bosser dur. Un petit jeu qui, à défaut d’être utile, ne pouvait pas faire de mal.
Son supérieur, un certain Randall, en passe de devenir associé, était sous pression. Chez ness Skelton, un avocat à qui on ne proposait pas d’avoir des parts dans le cabinet après dix années d’exercice était gentiment poussé vers la sortie. Randall était diplômé de George Washington, ce qui, dans la hiérarchie universitaire de la ville, était un cran en dessous de Georgetown, mais restait bien au-dessus de Foggy Bottom. Un ordre clair et immuable, dont les plus fervents adeptes étaient les avocats de G.W. Parce qu’ils détestaient être pris de haut par la clique de Georgetown, ils s’empressaient de faire de même avec les pauvres hères de Foggy Bottom. Le cabinet tout entier suintait l’arrogance, et Mark se demandait souvent comment il avait bien pu atterrir là. deux avocats chez ness Skelton étaient des anciens de Foggy Bottom, mais ils étaient bien trop occupés à faire oublier leurs origines pour tendre la main à Mark. Ils faisaient même tout pour l’ignorer.
drôle de manière de créer un esprit d’équipe ! se disait souvent Mark. Mais tous les corps de métier devaient avoir leurs préjugés. Et à l’époque, il s’inquiétait bien trop de son sort pour se demander où ses futurs collègues avaient fait leur droit. Il avait assez de ses propres soucis.
Dès son retour en ville, il avait envoyé un e-mail à Randall pour l’avertir : il passerait lui donner un coup de main et était prêt à faire toutes sortes de corvées. À son arrivée, celui-ci l’avait accueilli par un laconique :
— déjà rentré, Frazier ?
Eh oui, Randall. Content de te revoir aussi, vieux. — Toute cette merde de noël, j’en avais ma claque ! Quoi de neuf ?
— deux secrétaires ont la grippe, annonça Randall
en désignant une pile de documents haute de trente centimètres. J’ai besoin de quatorze copies de ce dossier. Reliées.
Retour au bunker ! songea Mark.
— Tout de suite ! répondit-il comme s’il était ravi de se mettre au boulot.
Il emporta la pile au sous-sol, dans une salle aveugle remplie de photocopieuses, trieuses, et autres machines, et passa trois heures à effectuer un travail stupide pour lequel il ne toucherait pas un sou.
Il regrettait presque Louie et son bracelet électronique.

Comme Mark, Todd Lucero avait été attiré par le métier d’avocat en entendant des conversations avinées derrière un comptoir. depuis trois ans, il était serveur au Old Red Cat, un bar aux allures de pub anglais fréquenté par les étudiants de George Washington et de Foggy Bottom. Après un premier cycle à l’université d’État de Frostburg, dans le Maryland, il avait quitté Baltimore et atterri à Washington, en quête d’une carrière. ne trouvant rien, il avait pris un emploi à temps partiel au Old Red Cat. Rapidement, il comprit qu’il aimait servir des pintes et des cocktails. La vie de barman lui plaisait, d’autant qu’il avait un don pour sympathiser avec les clients intéressants et calmer les fauteurs de troubles. Todd était apprécié de tous, et appelait des centaines d’habitués par leur prénom.
À plusieurs reprises, ces deux dernières années, il avait songé à quitter Foggy Bottom pour ouvrir son propre bar. C’était son rêve. Mais son père avait une opinion très différente sur la question. M. Lucero, policier de son état, avait toujours poussé son fils à briguer un diplôme d’études supérieures. L’encourager était une chose, lui en donner les moyens financiers en était une autre. C’est ainsi que Todd était tombé dans le piège de l’argent facilement emprunté et remis aussitôt aux mains avides des administrateurs de Foggy Bottom.
Mark Frazier et lui s’étaient rencontrés le premier jour, durant la journée d’intégration, où tous deux rêvaient, les yeux brillants, de grandes carrières d’avocat et de salaires faramineux. Comme leurs trois cent cinquante camarades, ils étaient tellement naïfs. Todd avait voulu abandonner au terme de la première année, mais son père lui avait remonté les bretelles. À cause de son emploi au bar, il n’avait pas eu le temps de frapper aux portes des cabinets de Washington pour trouver un stage d’été. Après la seconde année, il avait encore envisagé d’arrêter les frais, mais son banquier le lui avait vivement déconseillé. Tant qu’il étudiait, il n’était pas obligé de rembourser son emprunt. Il paraissait donc logique d’alourdir sa dette jusqu’à l’obtention de son diplôme, puis de décrocher l’un de ces emplois lucratifs grâce auquel, en théorie, il pourrait se libérer de ses créances. Mais aujourd’hui, alors qu’il ne lui restait plus qu’un semestre, Todd savait que ces échappatoires n’existaient pas.
Si seulement il avait emprunté 195 000 dollars à une banque pour ouvrir un bar ! Il pourrait aujourd’hui profiter de la vie.
*
Mark entra au Old Red Cat et s’assit à sa place habituelle, à l’extrémité du comptoir. Il salua son ami et déclara :
— Content de te voir.
— Pareil, répondit Todd en glissant un verre de bière devant lui.
Grâce à son ancienneté, Todd pouvait offrir à boire à qui il voulait, et Mark n’avait pas payé une bière depuis des lustres.
Les étudiants étant tous en vacances, l’endroit était plutôt calme. Todd s’appuya sur un coude et demanda :
— Alors, quoi de neuf ?
— Si tu veux tout savoir, j’ai passé l’après-midi chez mes amis de ness Skelton, dans la salle des photocopieuses, à relier des documents que personne ne lira jamais. Un boulot stupide ! Même les assistantes me prennent de haut. Je déteste cette boîte, alors que je n’ai même pas encore été embauché !
— Toujours pas de contrat ?
— non. Et l’avenir est de plus en plus flou.
Todd avala une gorgée de bière en douce, puis reposa son verre sous le comptoir. Il n’était pas censé boire pendant le service, mais son patron n’était pas là. — Et ces vacances chez les Frazier ? Comment c’était ?
— J’ai tenu dix jours ! Et j’ai mis les voiles. Et toi ? — Trois jours. Après, le devoir m’a rappelé et j’ai
repris le boulot. Comment va Louie ?
— Toujours inculpé, et toujours bon pour la taule.
Je devrais compatir, mais c’est pas simple de plaindre un gars qui dort la moitié de la journée et passe l’autre avachi sur le canapé à regarder New York, police judiciaire en maudissant son bracelet électronique. Ma pauvre mère !
— Tu es un peu dur. 22
— Au contraire, je suis trop gentil. C’est tout le problème avec Louie. Personne ne lui a jamais serré la vis. quand on l’a surpris à fumer de l’herbe à treize ans, il a reporté la faute sur un copain, et bien sûr mes parents ont pris sa défense. Il n’a jamais été fichu d’assumer les conséquences de ses actes. Jusqu’à aujourd’hui.
— Avoir un frangin en prison, ça craint.
— J’aimerais l’aider, mais je ne vois pas comment. — Et ton père ? Pas de nouvelles, j’imagine ?
— Aucune. Pas même une carte postale. À cinquante ans, il est l’heureux papa d’un môme de trois ans. Je suppose qu’il s’est déguisé en Père noël. Il a déposé une montagne de cadeaux sous le sapin et a souri comme un idiot en regardant son gosse débouler dans les escaliers en hurlant de joie. quel gros nul !
Deux étudiantes entrèrent dans le bar. Pendant que Todd prenait leur commande, Mark lut ses messages sur son portable.
À son retour, Todd lui demanda :
— Tu as vu nos notes des partiels ?
— non. À quoi bon ? On est tous super forts.
La notation de Foggy Bottom était une vraie blague.
Il fallait impérativement que les jeunes diplômés finissent leur scolarité avec des bulletins brillants, et pour ça, les professeurs distribuaient les A et les B comme des petits pains. Personne n’était jamais recalé. Bien sûr, cela n’incitait guère au travail et avait tué dans l’œuf toute émulation dans la promo. Les étudiants étaient encore plus médiocres. Pas étonnant que l’examen du barreau soit devenu un mur infranchissable.
— qu’est-ce que tu imagines ? insista Mark. que nos profs nuls et surpayés vont gâcher leurs vacances pour corriger nos copies ?
Todd avala une nouvelle lampée de bière, et se pencha sur le comptoir.
— On a un problème plus grave, dit-il à voix basse. — Gordy ?
— Oui, Gordy.
— Je m’en doutais. Je lui ai envoyé un texto, mais je suis tombé sur sa messagerie. qu’est-ce qui se passe ?
— C’est pas bon. Il est rentré chez lui pour les vacances de noël et a passé son temps à se disputer avec Brenda. Elle veut un grand mariage à l’église, avec des tas d’invités, alors que Gordy ne veut plus se marier. En plus, la mère de Brenda la ramène sur tout. Maintenant, les deux mères se font la gueule. Tout est en train de partir en vrille.
— Ils se marient le 15 mai, Todd. Et je te rappelle qu’on a tous les deux accepté d’être ses témoins.
— Moi, je ne parierais pas là-dessus. Gordy est déjà rentré et ne prend plus ses médocs. Zola est passée cet après-midi pour me prévenir.
— quels médocs ?
— C’est une longue histoire.
— quels médocs ?
— Si tu veux tout savoir, il est bipolaire. diagnostiqué depuis plusieurs années.
— Tu déconnes ?
— Malheureusement non. Il souffre de troubles psy et d’après Zola, il a arrêté son traitement. — Pourquoi il ne nous a rien dit ?
— Va savoir.
Mark but une longue gorgée de bière et secoua la tête.
— Zola est rentrée elle aussi ?
— Oui. Elle était pressée de revenir à Washington pour profiter du reste des vacances avec Gordy, mais je crois que ça s’est mal passé. Selon elle, il est en roue libre depuis un mois, depuis la révision des partiels. Un jour, il est euphorique et court dans tous les sens ; le lendemain, il est apathique, biberonne de la téquila toute la journée et fume de l’herbe comme un pompier. Il raconte n’importe quoi. Il dit qu’il va abandonner ses études et s’enfuir en Jamaïque, avec Zola bien sûr. Elle a peur qu’il fasse une connerie.
— Gordy pète un plomb ! Il est fiancé à sa chérie du lycée, une blonde canon qui vient en plus d’une famille friquée, et il veut tout envoyer balader pour Zola? Une fille d’immigrés sénégalais dont les parents et le frère sont des clandestins ? Bien sûr qu’il fait une connerie !
— Gordy perd pied depuis plusieurs semaines. Il faut qu’on le sorte de là.
Mark repoussa sa bière et croisa les mains derrière sa tête.
— Comme si je n’avais pas assez de problèmes comme ça. Et comment tu comptes t’y prendre ?
— Je ne sais pas. Zola garde un œil sur lui et veut qu’on passe ce soir à son appartement.
Mark se mit à rire et but à nouveau sa bière.
— qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
— Rien, mais tu imagines le scandale à Mar-
tinsburg si on apprend que Gordon Tanner, fils d’un diacre respectable fiancé à la fille d’un prestigieux médecin, a perdu la boule et s’est enfui en Jamaïque avec une Africaine, musulmane qui plus est !
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.
— C’est à mourir de rire, je t’assure.
Pourtant, il ne riait plus.
— On ne peut pas le forcer à prendre ses médocs insista Mark. Si on essaie, il va nous foutre dehors.
— Il a besoin de notre aide. Après mon service, à 21 heures, on y va ensemble.
Un homme en costume s’assit au bar et Todd alla prendre sa commande. Mark termina sa bière, morose. Le tunnel n’aurait donc jamais de fin ?

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