Terres fauves

Auteur : Patrice Gain
Editeur : Le Livre de Poche

« Quand le soleil est passé derrière les sommets et que les eaux de la baie sont devenues noires, j’ai compris que personne ne reviendrait me chercher. »
Écrivain new-yorkais en mal d’inspiration et citadin convaincu, David McCae se retrouve du jour au lendemain parachuté en Alaska afin de terminer les mémoires du gouverneur Kearny. Le politicien, qui vise sa réélection, envoie son prête-plume étoffer l’ouvrage d’un chapitre élogieux : le célèbre et très apprécié alpiniste Dick Carlson, ami de longue date, aurait de belles choses à raconter sur lui et leurs aventures.
Direction Valdez pour David. Le froid, les étendues blanches, les paysages sauvages et un territoire qui l’est tout autant. Plus adepte du lever de coude que de l’amabilité, l’alpiniste n’en est pas moins disert et David en apprend beaucoup. Trop. La violence des hommes s’abat sur lui et l’oblige à combattre ses démons pour survivre au milieu d’une nature hostile et glaciale.

7,40 €
Parution : Janvier 2020
Format: Poche
256 pages
ISBN : 978-2-2531-8144-6
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Extrait

Je n’aime pas les carrefours. Ces routes qui se croisent et se ressemblent tant. Leur antagonisme m’oppresse. Je préfère les longues lignes droites. J’aime quand le temps passe sans faire de vagues. Les pires sont ceux qui orchestrent la circulation des campagnes à coups de pancartes rouillées et de destinations hasardeuses. Celui qui se dessinait dans la lueur blanche des phares de ma voiture était un modèle du genre : criblés de balles, les panneaux étaient illisibles et n’apportaient aucune indication probante, si ce n’est sur l’état de désœuvrement des populations locales. J’ai ouvert ma vitre. Seul le ronronnement du moteur habillait la nuit froide et sans lune. Devant moi, comme à l’est et au nord, les routes rectilignes étaient des flèches plantées dans la masse ouateuse et inquiétante des ténèbres. Vers l’ouest, le halo de la ville rejoignait sur l’horizon les lumières célestes. Sans bien savoir pourquoi, j’avais suivi la rive de l’Hudson. Il m’avait semblé que c’était la chose à faire. Prendre ma voiture et rouler sans réfléchir. J’avais fini par me perdre dans un de ces comtés ruraux du nord de New York où il ne me serait jamais venu à l’esprit de mettre les pieds en temps normal. Un fourmillement désagréable avait pris naissance dans les premières phalanges de mes mains avant de se propager dans ma poitrine et de remonter jusqu’à la racine de mes cheveux. Je pouvais le sentir les gagner un par un. Je n’ai jamais su gérer mes émotions ni prendre de décisions tranchées. J’ai fait demi-tour. Le pesant désarroi qui m’affligeait depuis la fin de journée ne semblait aucunement prêt à se laisser distraire par une virée nocturne.
Il était dix heures passées quand le téléphone a sonné. J’étais allongé sur mon lit et par la fenêtre ouverte de la chambre j’écoutais monter le tumulte de la rue. J’ai tendu la main vers la table de nuit et j’ai attrapé mon portable. Le nom de Sydney s’affichait sur l’écran. J’ai décroché. Ça faisait cinq jours qu’il cherchait à me joindre. Je n’avais pas envie d’entendre ce qu’il avait à me dire, mais je ne pouvais pas faire la sourde oreille indéfiniment, d’autant que Sydney Baldaci était un des rares éditeurs à me faire travailler.
— Toujours vivant ? Une semaine que je te cours après. Même Louise dit ne pas avoir de tes nouvelles. Tu es où ?
— Je suis dans un hôtel, du côté de Rockaway Beach.
— Tu peux me dire ce que tu fiches ?
— Je ne sais pas très bien. J’avais besoin de voir la mer. De la respirer.
— Tu crois vraiment que le Queens est l’endroit rêvé pour prendre des vacances ?
— Jeneprendsrien.Jemesuisjusterenduàl’évidence.
— Garde tes phrases à la con pour les textes que je te paie à prix d’or et dis-moi si tu as avancé sur l’ouvrage de notre cher gouverneur.
— Je lui ai envoyé mon travail il y a dix jours, mais je crains que ce type ne sache pas bien de quoi doit traiter son livre. Il change d’avis à chaque journal télévisé.
— OK, OK, mais tu sais comment sont ces politicards ! Je l’appellerai demain pour convenir d’une idée directrice. Et ton nid d’amour ? Tu t’es enfin décidé à lâcher la bride ?
— Louise m’a quitté, Sydney. Vendredi dernier. Enfin, pour être exact, elle m’a dit qu’elle en avait marre de m’avoir dans ses pattes. Je suis sorti. Prendre l’air. J’ai tourné en rond une bonne partie de la nuit et finalement j’ai échoué ici. Je n’ai pas bougé depuis.
Il y avait eu un silence.
— Putain, David, quand ça ne va pas, tu fais vraiment des trucs de dingue ! Je ne savais pas que ça ne collait plus vous deux. Entre nous, elle est un peu spéciale non ? Je me suis toujours demandé ce qu’elle pouvait bien faire avec un type comme toi.
— Elle aussi probablement. Pour le gouverneur Kearny, c’est au-dessus de mes forces. Vois avec lui.
Je vais avoir besoin de faire un break quelques jours pour digérer tout ça.
— N’y pense même pas. Il compte sur son livre pour gagner les voix de sa réélection. Tu connais ma maison d’East Hampton ?
— Non. Je déteste la campagne. J’ai horreur du vide.
— Au bord de l’océan, et c’est tout sauf un trou. Tu files là-bas, tu te remets au boulot, tu te fais une raison et quand tu auras fini de pleurnicher sur ton sort fais-moi signe.
Avant de raccrocher, il avait ajouté que si je ne terminais pas le travail je pouvais m’asseoir sur sa rémunération. Sydney était comme ça. Il parlait beaucoup d’argent. Il changeait de filles comme de voitures et ne prêtait un réel intérêt qu’à son job. Les états d’âme, ce n’était pas son truc. Je lui disais qu’il n’était pas à l’abri, que ça pouvait lui arriver un jour. Ça le faisait doucement rigoler. Je l’aimais bien, contrairement à son style de vie qui compilait carriérisme et mondanités.
Je me suis levé et j’ai filé jusqu’à la mer en voiture. Assis sur un des murets qui bordaient la plage, j’avais observé cinq surfeurs qui bataillaient dur pour naviguer sur de maigres vagues. La mer avait mauvaise mine. Elle psalmodiait un vague requiem. Les gars semblaient prendre plaisir à jouer avec la mélancolie du jour et l’océan alangui. Une façon bien à eux de lutter contre je ne sais quoi, peut-être juste l’ennui. Je ne voyais aucune autre raison de patauger dans des eaux sombres et froides. J’avais ensuite traversé Cross Bay Bridge pour aller marcher dans les ruelles de Broad Channel. De fragiles maisons de bois, perchées au-dessus des eaux de Jamaica Bay sur des troncs de cèdres rouges. J’ai déjeuné dans l’une d’entre elles, qui abritait un minuscule restaurant. Elle était recouverte d’un bardage en clins badigeonnés au lait de chaux. De l’autre côté de la baie, Manhattan érigeait fièrement ses tours. J’aime New York plus que tout autre endroit sur cette planète. Je ne connais rien de plus vivant que cette ville.
Louise me taraudait toujours autant l’esprit. À moins que ce ne soit la fin de notre histoire. Un sentiment ambigu, comme quitter la salle chaude et confortable d’un cinéma par une nuit neigeuse de janvier après un film médiocre.
J’ai terminé la bouteille de chardonnay en provenance d’un chai californien avant d’aller faire la sieste dans ma voiture. Je me suis réveillé avec un mal de tête et une contravention sur le pare-brise. Dans l’habitacle, l’air était devenu irrespirable, un mélange de mauvaise haleine et de transpiration aigre. J’ai roulé le long de la côte, jusqu’à Breezy Point, vitres grandes ouvertes. Je me suis garé pas loin du mémorial du 9/11. Une simple croix réalisée avec deux poutrelles tordues. La date gravée dessus à la baguette à souder. Sommaire comme la sauvagerie et brutale comme la mort. Un vent froid s’était levé. J’ai marché sur le sable. La plage était déserte. Seuls quelques limicoles glanaient des vers en fouillant la vase de mer.
Perchés sur leurs longues pattes fragiles, ils picoraient en rythme, avec élégance, sans jamais faire abstraction du monde qui les entourait. Ces grands voyageurs étaient tirés à quatre épingles malgré les innombrables difficultés de leur migration. Une semaine à moins de vingt kilomètres de chez moi et j’avais déjà le moral et l’aspect d’un doughboy sortant des tranchées de la Grande Guerre, quelque part en Europe. Je suis retourné à ma voiture en regardant mes pieds.
En arrivant à l’hôtel, j’ai réglé ma note et pris la direction de Park Slope. J’avais dans l’idée de me reprendre un peu en main, de suivre les conseils de Sydney et d’aller récupérer quelques affaires chez moi avec le secret espoir de ne pas y croiser Louise. Je fuis les conflits autant que je peux, ce qui me donne parfois le sentiment d’être très futé, mais le plus souvent d’être lâche. Après avoir traversé le pont levant de Marine PKWY, j’ai suivi la côte sans me presser. Au 89 Degram Street, mon cœur s’est accéléré. Je me suis garé devant le bâtiment de briques rouges haut de quatre étages. L’appartement était éclairé, mais ça ne signifiait pas avec certitude qu’il était occupé. Louise oubliait fréquemment d’éteindre avant de sortir. Je me suis essuyé les mains sur mon pantalon et je suis monté jusqu’au troisième. J’ai collé mon oreille contre la porte. Un silence prometteur m’a incité à entrer. Le matériel d’escalade et le vélo de Louise traînaient dans le vestibule. Louise aimait le désordre. Pas moi. Nous étions souvent en conflit sur ce sujet. Je suis allé dans la chambre. Je me suis changé, puis j’ai entassé des vêtements dans un sac avec mon ordinateur et tout mon travail en cours. Sur une feuille de papier, j’ai écrit : « Louise, je serai de retour dans une semaine. Ça devrait te laisser le temps de te retourner. Prends bien soin de toi. » J’aurais aimé pouvoir m’étendre plus longuement, mais crayonner ces quelques mots m’avait été douloureux. Je suis sorti à regret. En fermant la porte derrière moi, j’avais eu le sentiment que rien ne serait plus jamais comme avant, que les jours prochains allaient m’être très pénibles à vivre. Rien ne me permettait d’entrevoir que j’étais bien en deçà de ce que me réservaient les semaines à venir.

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