Autopsie d'un drame
Jess, mère au foyer, fait preuve d’une grande dévotion envers ses trois enfants. C’est du moins la façon dont Liz, son amie depuis dix ans, la perçoit. Mais le doute s’installe lorsque Jess se rend aux urgences pédiatriques où travaille Liz. Dans ses bras, sa fille Betsey, âgée de dix mois, présente tous les signes d’un traumatisme crânien. D’ordinaire si attentionnée, Jess semble étrangement distante, et ses explications ne collent pas avec la blessure de l’enfant. Liz s’interroge sur la sincérité de son amie. Pourquoi a-t-elle attendu si longtemps avant de se rendre à l’hôpital ? Et s’agit-il vraiment d’un accident, comme elle l’affirme ?
Un drame psychologique brillamment tissé qui sonde les enjeux de la maternité, de l’amitié et interroge ce qui nous lie ou nous sépare.
Extrait
Prologue
Le cri enfle. Au début, il est faible. Un gémissement, un glapissement. Timide, tremblant, attendant de voir comment il sera reçu.
Le doute se dissipe rapidement. La plainte devient un bêlement, le piège se referme, alors que le cri se condense en note de pure angoisse.
— Chut... implore la mère en se penchant au-dessus du berceau et en prenant son bébé à bout de bras.
Le son solidifie l’espace entre eux.
— Tout va bien, ma chérie, maman est là maintenant. Maman va tout arranger.
Le bébé la fixe. Onze semaines ; prise dans l’étau féroce de coliques inconsolables; ses yeux sont deux perles noires, intenses et incrédules. Ne sois pas ridicule, disent ces yeux. Je suis furieuse, furieuse contre toi. Son visage se chiffonne de l’intérieur et sa grenouillère devient humide ; la rage virulente qui transforme son corps en fournaise incandescente doit être évacuée.
— Chut, chut, tout va bien, répète la mère.
Elle est lasse, soudain. De la sueur perle sur le front de la petite et les pulsations sous sa fontanelle font penser à une forme de vie extraterrestre sous sa peau. Preuve de son cœur battant, du sang qui coule dans ses veines et pourrait jaillir à travers cette zone translucide, aussi délicate qu’une coquille d’œuf, si fragile que la mère n’ose la toucher, par crainte que celle-ci ne se rompe. Le pouls continue, insistant et implacable. À l’image de sa fureur irrépressible.
Le cri monte d’un cran et la mère prend le bébé contre elle. Mais la petite se débat, poings serrés, se cambre sous l’effet de la colère ou de la douleur.
— Tout va bien.
Qui cherche-t-elle à convaincre ? Pas cette enfant, qui pleure depuis huit semaines. Et pas elle-même, parce que chaque fois qu’elle pense avoir trouvé une nouvelle solution – mettre en marche l’aspirateur, allumer une radio et la régler entre deux stations pour qu’elle émette des grésillements –, les règles de ce jeu particulièrement cruel changent et elle doit reprendre sa réflexion de zéro.
— Chut, chut...
Ses yeux s’embuent à force de s’apitoyer sur elle-même et de s’exaspérer, son épuisement est si tenace qu’elle perd parfois brusquement l’équilibre. S’il te plaît, tais-toi, rien qu’une minute. Tais-toi. TAIS-TOI ENFIN ! voudrait-elle crier.
Les pleurs semblent se moquer d’elle. Mauvaise mère. Et ce n’est même pas ton premier. Tu devrais savoir consoler ton enfant. Que vont penser les voisins ?
— D’accord, D’ACCORD !
Elle hurle à présent. Le bébé gesticule. Elle le serre trop fort : de peur, elle relâche son étreinte. Ce faisant, elle permet aux poumons du bébé de se gonfler et l’éruption de furie qui s’en échappe rigidifie le minuscule corps, parcouru d’une énergie farouche qui palpite de la pointe de ses orteils pour remonter le long de sa colonne vertébrale.
— D’accord, d’accord.
Comme une droguée en manque, elle ferait n’importe quoi pour obtenir le silence. Elle chancelle jusqu’à la salle de bains, se met en sous-vêtements. Puis elle fourre ses habits dans la machine, lance un programme et, blottie dans le noir, serre sa fille contre elle.
Le lave-linge se met en route : un bourdonnement cadencé retentit lorsque le tambour se remplit d’eau avant de tourner, bruyamment, animé d’un mouvement répétitif. Ce bruit de fond est le plus puissant des baumes. Les cris achoppent, vacillent, s’arrêtent, alors que le chuchotis et le clapotis, ponctués du bruit sourd des vêtements en plein brassage, emplissent la pièce sombre et humide.
Elle risque un regard vers la petite. Rencontre deux yeux. S’il te plaît ne pleure pas, s’il te plaît ne pleure pas... La prière est automatique. La lèvre inférieure du bébé se met à trembler et le silence précaire vole en éclats sur un chevrotement. De grosses bouffées de rage ne tardent pas à noyer la berceuse monotone. S’il te plaît tais-toi, tais-toi. Tu ne veux pas te taire ? Tais-toi pour l’amour de Dieu !
Ça ne va pas. Les murs se referment, la chaleur l’accable et le bruit – ces terribles pleurs qui durent depuis trois heures – la submerge. Ses yeux la brûlent et elle est tentée de s’y mettre elle aussi. Elle n’est pas de taille, pas de taille. Elle ne sait pas combien de temps elle pourra encore supporter ça.
On dit qu’il faut laisser son bébé dans ce genre de situation. Le poser, fermer la porte et s’éloigner. Se tenir à distance le temps de retrouver son calme. Mais alors les pleurs vont continuer, suscités par la colère et non par un problème auquel la mère pourrait apporter une solution – couche pleine ou douleur ponctuelle. Ne serait-il pas plus logique de la serrer contre elle, de la cajoler, de négocier, peut-être même de crier ? D’essayer de la secouer un peu pour qu’elle entende raison ? Non, pas ça : elle sait qu’elle ne doit surtout pas faire de mal à son bébé – d’un autre côté, si elle pouvait la réduire physiquement au silence, si elle pouvait étouffer à nouveau ce bruit...
Dans de tels moments, son esprit regorge de pensées toxiques. Tu es une mauvaise mère. Elle serait mieux sans toi. Auxquelles s’ajoutent, insidieusement, de plus honteuses qu’elle cherche à repousser.
Des pensées qu’elle a du mal à accepter, et encore moins à exprimer, sur son désir – fugace bien sûr – de voir cet enfant se taire à tout jamais.