Vanda

Auteur : Marion Brunet
Editeur : Le Livre de Poche

Personne ne connaît vraiment Vanda, cette fille un peu paumée qui vit seule avec son fils Noé dans un cabanon au bord de l'eau, en marge de la ville. Une dizaine d'années plus tôt elle se rêvait artiste, mais elle est devenue femme de ménage en hôpital psychiatrique. Entre Vanda et son gamin de six ans, qu'elle protège comme une louve, couve un amour fou qui exclut tout compromis. Alors quand Simon, le père de l'enfant, fait soudain irruption dans leur vie après sept ans d'absence, l'univers instable que Vanda s'est construit vacille. Et la rage qu'elle retient menace d'exploser.

Grand Prix de littérature policière pour L'Été circulaire, Marion Brunet déploie tout son talent dans cette magnifique tragédie contemporaine qui mêle la violence sociale à la grâce d'une écriture sensible et poétique. Un poignant portrait de femme et de mère où l'intime rencontre la brutalité de notre société.

7,40 €
Parution : Mars 2021
Format: Poche
224 pages
ISBN : 978-2-2539-0446-5
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Extrait

Il restera pas
Elle l’a reconnu tout de suite, s’est arrêtée de respirer, glacée. Il boit près des enceintes, remue à peine dans un balancement raisonnable de la tête, le sourire ennuyé du mec qui n’a pas traîné dans ce genre d’endroit depuis longtemps.
Qu’est-ce qu’il fout là? Vanda ne l’a pas revu depuis presque sept ans. Sept ans c’est loin, une autre vie – formule éculée pour une réalité charnelle. Le type ne bouge pas, il y a longtemps déjà il était comme ça, incapable de danser, le corps qui s’empêche, il n’y avait que dans le sexe qu’il devenait mouvant, surprenant de désordre et prêt à l’envol.
Tournant le dos à la scène, Vanda traverse le groupe de danseurs, pousse les corps en sueur, les torses qui tressautent et se heurtent. Les visages luisants et orangés sont tordus dans la lumière, les dents à découvert. À mesure que le groupe sur scène s’excite de plus en plus et que l’ambiance du bar monte encore d’un cran, elle réalise qu’elle est déjà drôlement bourrée. Le vertige de l’alcool et l’impression d’être envahie sur ses terres. Lui, près des enceintes, il ne fait plus partie de son paysage. Il s’y superpose tel un insecte sur un tableau aimé. Il faut qu’elle rentre, elle doit fuir l’autre, rejailli d’entre les disparus, bordel il faut vraiment qu’elle bouge avant qu’il la voie. Elle se coule vers le comptoir, commande une vodka. La dernière, elle annonce au serveur, qui lui sourit sans y croire. Il s’en tape qu’elle mente, il en voit tous les soirs des pires qu’elle. Et elle aussi il la voit souvent, depuis longtemps. Ce bar, c’est une fausse famille à force, des gens avec qui rire sans en avoir vraiment envie, des ivrognes qui deviennent plus familiers que les cousins avec qui on faisait les marioles ou que ses propres gosses. Il n’y a que dans cet endroit qu’on peut encore écouter des groupes de punks qui font de la musique comme on défonce un abribus ou un distributeur de billets. Du rock un peu sale, pour des fêtards d’un même tonneau. Ici, il y en a d’autres qui lui ressemblent, des abîmés qui ont oublié de vieillir. Vanda boit sa vodka d’un seul mouvement, une longue gorgée qui pique à peine, repose le verre sans douceur sur le comptoir.
Parce qu’elle plie sous l’urgence, elle tient parole et décline d’un geste la proposition du serveur qui ressort la bouteille. C’est rare qu’elle refuse le dernier verre offert par la maison, mais là il faut qu’elle se tire, elle n’a pas le choix, trop à perdre et les mains qui tremblent.
Sur le trottoir des types fument, et l’un d’entre eux lui fait des signes d’au revoir, il titube en rigolant.
— Salut Vanda, fais gaffe sur la corniche.
Elle allume une clope sans répondre avant d’ouvrir sa Renault 21 hors d’âge qu’elle n’aura jamais les moyens de remplacer. Elle a laissé un bras au garagiste pour la dernière courroie de distribution, maintenant ça fait moins de bruit quand elle roule, un luxe. Secouée par un rire anxieux elle se glisse dans l’habitacle, un rire de femme saoule ou de jeune fille qui fait le mur. Un rire excentrique et embarrassant. Mais avant qu’elle ne démarre il est là, tout près, si près qu’elle sursaute – il a posé une main sur la portière, là où la vitre est descendue. Il ne dit rien, lui sourit simplement. Elle peut voir qu’il a vieilli, ça lui va pas si mal. Comme elle reste interdite, bouche cousue, il finit par reculer son visage, gêné peut-être.
— Je suis dans le coin pour quelques jours, ce serait bien qu’on boive un verre.
Pour ne pas répondre elle grogne, bave un ouais qui dit l’inverse, fait démarrer la bagnole. Il faut qu’elle parte. Il restera pas.
Elle appuie sur l’accélérateur pour filer le plus vite possible, alors il est obligé de lâcher la portière.
Vanda coupe par le centre-ville et rejoint la mer qu’elle longe, la tête penchée vers la fenêtre, pour le plaisir et la claque fraîche qui lui permet de tenir la route. Elle pense à Simon, il est temps de rendre son nom au mec croisé au bar, le mec d’il y a longtemps. Un copain du copain d’un copain, à cette époque ils étaient nombreux à traîner en bande, courir les vernissages pour boire l’apéro à l’œil et remplir leurs poches de cacahuètes, ils étaient tous plus ou moins artistes, certains moins que d’autres, tous plus ou moins allumés, certains plus que d’autres. Ils rigolaient bien. Ça a duré quelques mois leur histoire et puis il est parti, elle ne comptait pas qu’il revienne, vraiment pas.
En faisant des grimaces dans la nuit, Vanda tente de chasser le souvenir, chantonne en roulant des épaules pour un public invisible. C’est seulement quand elle s’engage dans la traverse qui rejoint la plage qu’elle se tait et s’apaise un peu. Ici il y a le bruit des vagues, l’aspiration animale du ressac. Elle ne ferme pas la voiture, personne n’en voudrait. Elle la gare toujours au même endroit, tout contre le parapet qui surplombe la plage ; les voisins ne disent rien, ceux des villas – ça fait longtemps qu’elle vit ici, même si elle n’a pas vraiment le droit. Du sable est collé sous la calandre et dans les sillons des pneus presque lisses. À l’intérieur aussi il y a du sable partout, sous ses fesses et au sol, un bordel monstre à l’arrière, les sièges rabattus. Des pots de peinture et de la térébenthine, du white spirit, des morceaux de bois, une pelle en plastique. Et le duvet déroulé, bossu.
Au bruit que fait le hayon en s’ouvrant, ça s’agite dans le duvet. L’enfant se réveille mais pas complètement, juste ce qu’il faut pour s’extirper du duvet et s’agripper à sa mère, qui l’attrape contre sa hanche, le portant à moitié – malgré ses six ans il ne pèse pas grand-chose. Dans son état, la descente des marches jusqu’au cabanon est acrobatique, mais elle a l’habitude, c’est souvent qu’elle l’embarque et rentre avec lui dans la nuit. En revanche dans le sable c’est plus dur, elle manque de s’effondrer et son pied tape dans une canette de bière oubliée. Ça la fait ricaner mollement, elle ne se sent plus si saoule pourtant – la route, le vent, et l’odeur de la mer à présent, son mouvement. Et le corps de l’enfant, sa tête qui roule contre elle.

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