Le Grand Monde
La famille Pelletier : trois histoires d’amour, un lanceur d’alerte, une adolescente égarée, un journaliste ambitieux, une mort tragique, le chat Joseph, une épouse impossible, un sale trafic, une actrice incognito, une descente aux enfers, cet imbécile de Doueiri, un accent mystérieux, la postière de Lamberghem, le retour du passé, un parfum d’exotisme, une passion soudaine et irrésistible. Et quelques meurtres.
Après sa remarquable fresque de l’entre-deux-guerres Les Enfants du désastre, Pierre Lemaitre nous propose une plongée tumultueuse dans les Trente Glorieuses.
Extrait
Puisque tu as décidé de partir
Au fil des années, la procession familiale qui empruntait l’avenue des Français avait connu bien des variantes, mais jamais encore elle n’avait pris l’allure d’un cortège funèbre. Au détail près qu’elle était bien vivante, il semblait, cette année, qu’on emmenait Mme Pelletier à sa dernière demeure. Son mari, lui, comme à son habitude, marchait en tête d’un pas d’autant plus solennel que son épouse se traînait loin derrière et ne cessait de s’arrêter pour adresser à son fils Étienne le regard d’une agonisante qui supplie qu’on l’achève. Derrière eux, Jean dit Bouboule, en digne aîné, avançait d’un pas raide, sa petite épouse Geneviève trottinant à son bras. François fermait la marche en compagnie d’Hélène.
À l’avant du cortège, M. Pelletier saluait en souriant les marchands ambulants de pastèques et de concombres, adressait un signe de la main aux cireurs de chaussures, on aurait juré un homme marchant vers son couronnement, ce qui n’était pas loin de la réalité.
Le « pèlerinage Pelletier » se déroulait le premier dimanche de mars, quel que soit le temps. Les enfants l’avaient toujours connu. On pouvait échapper au mariage d’un voisin, au réveillon du jour de l’an, à l’agneau pascal, il était impensable de manquer l’anniversaire de la savonnerie. Cette année, M. Pelletier avait même payé les billets aller-retour depuis Paris pour être certain de la présence de François, de Jean et de son épouse.
Le rituel comprenait :
Acte I, la lente déambulation jusqu’à la fabrique, principalement destinée aux voisins et aux connaissances.
Acte II, la visite des locaux que tout le monde connaissait par cœur.
Acte III, le retour avenue des Français avec un arrêt au Café des Colonnes pour prendre l’apéritif.
Acte IV, le repas de famille.
— Comme ça, disait François, on s’emmerde quatre fois au lieu d’une.
Reconnaissons qu’au retour de la fabrique il était assez pénible, au café, d’entendre M. Pelletier rappeler à l’usage de tous ceux qui l’écoutaient parce qu’il payait la tournée les principales étapes de la saga familiale, histoire édifiante qui conduisait du premier Pelletier recensé (dont la présence auprès du maréchal Ney était, paraît-il, attestée) jusqu’à lui-même et à la « Maison Pelletier et Fils » qui, à ses yeux, constituait l’accomplissement de la dynastie.
Louis Pelletier était un homme calme, du genre qui ne perd pas facilement son sang-froid. Une petite moustache poivre et sel semblait, au-dessus d’une bouche bien dessinée qu’il avait léguée à tous ses enfants, un rappel de sa chevelure presque blanche, tirée au cordeau et qui faisait sa fierté. « Tous les hommes de la famille étaient chauves à quarante ans ! » rappelait-il avec superbe, comme si ne pas l’être confirmait qu’avec lui la lignée Pelletier était à son acmé. Ses épaules étroites contrastaient avec ses hanches devenues larges. « Je pourrais être mannequin à Saint-Galmier», plaisantait-il parfois en évoquant ces bouteilles d’eau gazeuse au col fin qui s’évasaient irrésistiblement vers le bas. On sentait chez lui une énergie sereine et quelque chose de discrètement satisfait. Il avait, c’est vrai, bien réussi. Dans les années vingt, il avait acquis une savonnerie de taille modeste et l’avait développée en « alliant la qualité de l’artisanat à l’efficacité industrielle », il aimait les formules. Dans son esprit cette manufacture, située à un jet de pierre de la place des Canons, était destinée à devenir la principale industrie de la ville. En quelques années, les Pelletier seraient à Beyrouth ce que les Wendel étaient à la Lorraine, les Michelin à Clermont ou les Schneider au Creusot. Il en avait, depuis, un peu rabattu sur ses prétentions, mais se targuait d’être à la tête d’un « fleuron de l’industrie libanaise », ce que personne n’aurait eu le cœur de lui contester. Au cours des années, il n’avait cessé d’innover, ajoutant aux recettes traditionnelles des huiles de coprah, de palme ou de coton, peaufinant les conditions de séchage, modifiant l’usage des acides oléiques, etc.
Les années trente avaient été profitables à la Maison Pelletier qui avait racheté quelques petites manufactures à Tripoli, à Alep, à Damas. Sans doute la fortune des Pelletier était-elle plus importante que son train de vie, assez modeste, le laissait supposer.
Si la gestion des filiales avait été confiée à des gérants, Louis Pelletier n’abandonnait à personne le soin de surveiller la qualité de la fabrication. Ainsi se faisait-il un devoir de visiter les succursales, arrivant parfois même sans prévenir, prélevant, analysant, modifiant les processus de production.
Il prétendait ne pas trop aimer les voyages. « Je suis assez casanier... », disait-il en s’excusant. Il avait bien de vagues responsabilités dans une fédération d’anciens combattants qui l’amenaient à des déplacements à Paris, mais, visiblement, elles ne pesaient pas pour grand-chose dans son existence parce que toute son énergie, tout son talent, toute sa fierté se concentraient sur la fabrique et la qualité de « son savon ». Rien ne le rendait plus heureux que de voir ses chaudrons fumants dont des équipes surveillaient la température vingt-quatre heures sur vingt-quatre, d’admirer les goulottes qui charriaient le savon liquide jusque dans les vous reprendre un peu », disait-il parfois à l’employé de bout de chaîne qui n’avait rien demandé. On voyait alors le propriétaire de l’usine s’installer devant l’appareil de découpe qui faisait glisser vers lui des pains de savon vert sur lesquels, d’un coup de maillet ni trop faible ni trop puissant, il appliquait l’estampille « Maison Pelletier » composée de la silhouette de la fabrique entre deux feuilles de cèdre. Mme Pelletier dirigeait le personnel, surveillait l’arrivée des produits, les départs en camion et faisait les comptes. Son domaine, à lui, c’était la fabrication. Il n’était pas rare qu’en pleine nuit il prenne son vélo (il n’avait jamais essayé de conduire une automobile) et se rende à l’usine pour procéder lui-même à des prélèvements qu’avec le maître savonnier de garde il pouvait commenter jusqu’aux premières heures du matin.