Dictionnaire amoureux de la Bretagne

Auteur : Yann Queffélec
Editeur : Plon

« Ma Bretagne est une île, une grande île entourée par l’histoire de France, au pays d’Armor, la pointe aiguë du socle européen. Ma Bretagne est le pays des abers. J’ai grandi à l’Aber Idult, le premier port goémonier d’Europe, un gisement laminaire aux vertus méconnues : il absorbe à lui seul autant de dioxyde de carbone que toute la forêt d’Amazonie. Ma Bretagne est le pays des miens, disparus ou vivants : ma mère Yvonne, la première à me bercer de chansons et d’histoires ; mon père « Henri le magnifique », l’homme et l’écrivain que j’ai le plus admiré ; mes frères, Hervé, Tanguy, et ma sœur Anne, la pianiste. Ma Bretagne est le pays du vent, des partances. Ma Bretagne est le pays des travailleurs de la mer : pêcheurs à pied, pêcheurs à flot, patrons pêcheurs, pêcheurs hauturiers, gabariers, goémoniers, batteurs de grèves, humbles titans amphibies qui font corps avec le bateau pour aller loin ou qui s’en tiennent aux entrelacs périlleux du trait côtier, là où brumes et courants multiplient les noyés. Ma Bretagne est le pays des Bretonnes, le pays des épouses et des veuves Ma Bretagne est le pays des Pardon, fête où l’on se lave autant du péché par le mea culpa que par le péché lui-même, après avoir brandi croix et bannières sur le sentier du douanier. Ma Bretagne est le pays des souvenirs, les miens et ceux des anciens qui m’ont raconté l’Armorique d’avant les moteurs, la Bretagne mal aimée, vexée, réduite au silence, la Bretagne de Bécassine en délicatesse avec l’Etat français. Ma Bretagne est le pays des mangeurs de lumière, Gauguin ou Méheut, tant d’autres venus chercher leur nombre d’or et leur nuance à Pont-Aven. Ma Bretagne est mon pays usuel, mon pays définitif, j’y naîtrai toujours. »

25,00 €
Parution : Juin 2013
850 pages
ISBN : 978-2-2591-8610-0
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Extrait

Abalone

Etre kastell Tremazan hag an Treizh
Eman ar c'haeran bro a zo e Breizh

Aber-Ildut, 1er juin 2009, dix-neuf heures, marée basse.
Dissimulé dans les rochers du Crapaud, je prends les notes que voici. Je mets en chantier ce dictionnaire amoureux sur un cahier chinois bleu santal. J'apprends à l'aimer en lui fournissant les mots qu'il préfère en moi. Lesquels ? J'y vais à tâtons. Des mots essentiels, à mon avis, comme enfance, bateau, famille ou maison. Vous voyez la maison blanche au fond du port, derrière nous ? C'est la mienne, ou plutôt : c'était la mienne... Un dictionnaire amoureux peut commencer par un chagrin d'amour, une maison vendue.
J'ai passé la journée d'hier, toujours au Crapaud, à rédiger le préambule à ces variations déclinées sur le thème de Bedrich Smetana : Ma Vlast - Ma Patrie. Elles sont un peu sentimentales, désolé, je n'y changerai rien. Il n'y a pas de termes exacts pour figurer ses doutes, son amour, son espoir, pas de note bleue ni de silence idéal à quoi raccorder sa voix sur la page. Comme un peintre sur la falaise épiant la nature, et s'en délivrant aussi vite que possible, l'écrivain se traduit lui-même au petit bonheur des mots nés du moi profond, ce for intérieur où rien ne se passe comme il se résigne à l'écrire, et selon ce qu'il devient en l'écrivant.
A mes pieds l'océan, une luisance d'acier. Je vois la tourelle rose du Lieu, le piquet noir de la Pierre de l'Aber, le cormoran perché sur la balise tordue, le glacis miroitant du chenal du Four, je vois à l'horizon Ouessant, Molène, Lityri, les trois îles de l'Ouest qui préludent au couchant. Ma vie d'enfant tient tout entière entre ces îles et le carnet bleu santal où je hasarde ces premières impressions. Mer d'huile, crépuscule sans vent, sans voix hormis l'appel défaillant d'une bouée quelque part.
Durant des années, j'ai conservé sur mon bureau une écaille d'ormeau, ce coquillage armoricain dont le nom savant est abalone et le nom coutumier dans les îles anglo-normandes oreille de mer. Il me servait de presse-papier, de gobe-fourbi : trombones, clés, Scotch, préservatifs, jetons de casino, cachous. Les étudiants fauchés utilisaient l'ormeau comme cendrier, dans les années 60, il voisinait avec un magnum de valpolicella dégoulinant de chandelle poussiéreuse, généralement coiffé d'un abat-jour enclin à prendre feu.
J'ai renoncé à dépeindre l'ormeau par écrit. Nacre inodore, il m'a suivi dans tous mes déménagements. Si la mer n'y chante pas, cette paume irisée d'infinie douceur irradie comme un cristal de voyante. Elle paraît englober la Bretagne de mon enfance et tous les mots jusqu'au dernier - jusqu'au silence énervé du lecteur butant sur l'achevé d'imprimer -, tous les mots de ce futur dictionnaire amoureux. Abalone, lampe d'Aladin, madeleine de Proust, chouquette industrielle de Muriel Barbery - Bretonne par alliance -, manteau de Gogol et toi lièvre de Vatanen, je vous dédie humblement ce qui va suivre, en espérant vous avoir à mes côtés jusqu'au havre du Z, ma destination si Dieu le veut.
En fait d'outils, pour ce chantier littéraire en Armor, outre mes crayons B5 et l'ormeau d'Iroise, j'ai sous les yeux la photo noir et blanc d'Yvonne, ma mère, à bord de la vedette Cambronne, un jour de balade heureuse à l'île de Houat, et la minibarquette en papier blanc que mon fils Neven vint poser sur ma table d'écriture, un soir, sans dire un mot, après que j'eus perdu mon vieux bureau Louis-Philippe au jeu du qui perd gagne. Non moins à mon crédit les soixante-trois ans d'une existence passée en Armor, même aux heures où je m'en trouvais séparé, ce qui n'arriva jamais bien longtemps. Je l'imaginais quand j'étais loin, je l'écrivais, le racontais, le promettais (surtout les îles). Et toute ma vie je n'eus de cesse que de retourner à l'Aber auprès des miens

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