Le Dossier M, Tome 1 : Rouge (le monde)
« J'allais faire obstruction au mensonge. C'était l'idée. » « Le Dossier M est, en réalité, davantage qu'un roman d'amour. Jamais, peut-être, on n'a mieux dit le changement d'époque auquel, sans en avoir conscience, ont assisté les hommes de notre âge lorsque, vers les années 80, un nouveau monde est né, avec ses nouvelles valeurs qui rendaient soudainement caduques toutes celles qui avaient antérieurement cours. L'air de rien, Bouillier raconte tout ça. Et bien d'autres choses encore. La formidable réussite du Dossier M tient à la générosité et à l'exubérance avec lesquelles l'écrivain parvient à tirer du vide de sa vie un récit qui regorge d'intelligence, de drôlerie, dans une forme extraordinairement inventive. » Philippe Forest.
Extrait
Il s’appelait Julien. Je peux dire son nom. C’est le moins que je puisse faire.
Le dimanche 27 novembre 2005, il s’est enfermé dans sa chambre et il s’est pendu avec la ceinture de son pantalon à la poignée d’une fenêtre, pendu jusqu’à ce que sa mort s’ensuive et plus tard, bien plus tard, un soir où j’étais seul chez moi et dans un drôle d’état, un état vraiment bizarre, j’ai essayé de comprendre comment il s’était pendu avec la ceinture de son pantalon à la poignée d’une fenêtre.
Comment avait-il fait ?
Techniquement parlant, je voulais savoir et me rendre compte par moi-même. Je ne voulais plus me poser la moindre question à ce sujet. Je ne voulais pas que mon imagination réécrive l’histoire en toute ignorance de cause ni qu’elle transforme le suicide de Julien en une fiction occultant par définition ce qui dépasse l’imagination et ce soir-là où j’étais seul chez moi et dans un drôle d’état, un état vraiment bizarre, le genre d’état où on se dit qu’il vaut mieux tenter quelque chose plutôt que rien et tant pis si cela rate, au moins aura-t-on essayé, ce soir-là, dis-je, j’ai commencé à refaire dans ma chambre les gestes que Julien avait dû faire et que je supposais qu’il avait faits ce fameux dimanche 27 novembre 2005, comme si les gestes étaient capables de retourner lentement vers la lumière les idées qu’on a derrière la tête et que j’allais moi aussi me suicider et en finir une bonne fois pour toutes avec la vie et aussitôt dit, aussitôt fait. J’ai ôté la ceinture de mon pantalon et je l’ai enroulée autour de la poignée de la fenêtre de ma chambre avant de me la passer autour du cou, avec l’intention de serrer autant que je le pourrais et pas davantage.
Mais cela ne marchait pas. Car une fois accroupi par terre et adossé à la fenêtre ainsi que cette position m’était apparue la plus confortable pour se pendre soi-même, ou bien la ceinture glissait de la poignée de la fenêtre et tout était à recommencer ; ou bien je n’arrivais pas à serrer la ceinture par-derrière de manière convaincante et, dans tous les cas, je devais me contorsionner pour un résultat approximatif et non garanti et on ne se pend pas soi-même aussi facilement à la poignée d’une fenêtre. Voici une chose que j’ai comprise ce soir-là, que je crois avoir comprise.
Peut-être ne suis-je pas doué. C’est possible. Peut-être ne disposais-je pas des bons outils. Mais se pendre avec sa propre ceinture demande un minimum de technique, contrairement à d’autres manières de se suicider où il s’agit d’appuyer sur une gâchette ou d’avaler un tube de comprimés et advienne ensuite ce qui doit advenir.
Dans ces cas-là, il ne faut pas avoir inventé l’eau chaude avant de passer à l’acte. Aucune difficulté technique à l’horizon. Rien qui demande un temps de réflexion sophistiquée. Rien qui, n’importe le bout par lequel on prend la chose, requière des compétences particulières. Dans ces cas-là, la motivation apparaît non seulement nécessaire mais suffisante, même si je n’en sais rien et parle ici sans savoir, comme tant de gens parlent sans savoir, partout, tout le temps et ce n’est pas une excuse mais je retire ce que je viens de dire. Je retire tout. Merci d’en tenir compte.
Pour en avoir le cœur net, il faudrait que je tente moi-même un certain nombre d’expériences. Sauf que celles-ci auraient, à un moment ou à un autre, de bonnes chances de trop bien réussir et je pense en particulier à celle qui me verrait sauter d’un cinquième étage ou appuyer sur la gâchette d’un pistolet dont j’aurais collé le canon contre ma tempe et que signifierait une expérience dont on ne peut tirer ensuite aucune conclusion ? Ce serait stupide. Sans compter que j’habite un deuxième étage, tandis qu’une arme à feu ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval, du moins en France, où les chevaux ont déserté les villes depuis longtemps. Par ailleurs, quelle arme choisir : un pistolet ou un revolver ? Et où viser : la tempe ou bien le cœur ? Sous le menton ? Dans la bouche ? Et en aspirant l’air du canon au moment de presser la gâchette afin de projeter le moins de saletés possible dans la pièce ? Quel embarras soudain.
Qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas. Mais c’est en se pendant avec une ceinture à la poignée d’une fenêtre que Julien s’est donné la mort et, du point de vue qui était le mien ce soir-là, dans l’état bizarre dans lequel je me trouvais, un état vraiment bizarre, toute autre velléité d’attenter à sa vie ne me concernait pas. Je n’en avais rien à fiche ce soir-là.
En attendant, la ceinture ne cessait de glisser de la poignée de la fenêtre, laquelle, de type levier pour ouvrants à la française, était en PVC blanc et arrondie à la base et, de ce fait, semblait particulièrement inappropriée à l’usage que je lui destinais et même conçue exprès pour que nul ne puisse s’y pendre tranquillement et tandis que je m’affairais de la sorte, je me suis demandé si par-delà toutes les raisons qui le poussaient à se suicider, Julien avait dû subir cette lamentable avanie de voir une poignée de fenêtre lui résister. Une poignée de fenêtre ! Comme un ultime doigt d’honneur. Une incitation supplémentaire à quitter cette terre de malheurs. La preuve que jusqu’au bout les choses de la vie se seraient acharnées contre lui et que toujours son désir buterait sur l’impuissance de sa volonté et même à l’heure de sa mort. Même une poignée en PVC ! Avait-il eu envie de fondre en larmes à cet instant ? De rire aux éclats ? Ou s’était-il senti comme un gamin avili et désemparé par un problème du niveau du certificat d’études ? Le genre de problème où dix-huit robinets fuient, comme ça, sans raison, juste pour épater les mots et éprouver le monde, saper le moral d’un môme et lui donner un premier aperçu de la fameuse goutte d’eau qui fera un jour déborder son vase et il y a des situations qui n’existent que dans les livres et elles ne sont pas forcément les plus judicieuses. Pas les plus propices pour nous faciliter l’existence et éclairer notre lanterne et si je m’écoutais, je ferais bien une petite digression pour mettre le nez de la littérature dans son blabla. Comme ça. En passant. Pour le plaisir. Qui m’en empêcherait ?