Cordoue, 1211
An de grâce 1211. La révolte gronde chez les barons anglais. Le roi Jean, excommunié en raison de ses exactions contre l’Église, multiplie rapines et forfaitures. Pis, il prépare une infamie pour se venger du pape Innocent III.
Apprenant cela, le comte de Huntington – autrefois surnommé Robin des Bois – demande à Guilhem d’Ussel de l’aider à déjouer ce plan. Cette périlleuse mission conduira le chevalier troubadour jusqu’en Espagne et au pays d’Al-Andalus.
Alors que la plus grande armée maure jamais rassemblée s’apprête à marcher sur la Castille, le destin de la chrétienté pourrait-il basculer ? À n’en pas douter, son sort repose sur les épaules de Guilhem…
Extrait
Décembre 1210, Cordoue, Al-Andalus
Le détachement d’Abyssins, une douzaine d’hommes en cotte de mailles sur leur robe blanche, le sommet de la tête couvert de baydah, ces casques pointus à protège-nuque, s’arrêta devant la massive porte de bois à clous de bronze. Le chef était un officier berbère, la tête entourée d’un ferwal bleu, une longue ifranji – épée franque – à la taille. Au milieu du groupe, un individu de petite taille coiffé d’un turban vert, à la barbe aussi sombre que son regard, montait un cheval noir. L’homme arborait une ifranji qu’il portait haut à son baudrier. Quelques pas plus loin, sur une mule blanche conduite par un esclave, suivait un gros bonhomme en robe crème.
L’un des gardes tira la chaîne de la cloche et le portier – un eunuque – parut. L’officier s’adressa à lui :
— Va dire au noble cheikh Baghisain de Djeziré que Ibn Amir, secrétaire du grand vizir Ebn Djaméa, lui porte ses salutations et désire le rencontrer.
L’eunuque fit pénétrer la troupe dans une grande cour au milieu de laquelle glougloutait une fontaine de marbre dont le déversoir formait un bassin.
Plusieurs esclaves se précipitèrent pour recevoir le détachement. Ibn Amir, l’homme à la barbe et au regard sombres, descendit de cheval quand on lui avança un escabeau. Le gros bonhomme mit pied à terre sans aide, tandis que les autres restaient en selle.
À cet instant parut un homme à barbe blanche et turban tout aussi immaculé. Il s’avança vers les visiteurs et s’inclina, main droite sur le cœur :
— Seigneur Ibn Amir, maître Muzaffar, assalamu alaykum, soyez les bienvenus dans la demeure de mon excellent maître. Puis-je vous conduire vers lui ? Il se trouve dans la grande chambre, après les portiques. Puis-je ensuite faire porter des rafraîchissements à vos hommes ?
— Fais porter, et conduis-nous ! répondit Ibn Amir avec une brusquerie de mauvais aloi.
Impassible, l’intendant donna des ordres aux esclaves. Après quoi, il se dirigea vers la fontaine, puis franchit un portique de colonnes de jaspe soutenant des arcs en fer à cheval et pénétra dans un patio planté d’orangers. S’arrêtant devant une porte sculptée de motifs géométriques et incrustée de plaques d’argent, il y frappa doucement. Ayant entendu l’ordre d’entrer, il poussa l’huis et pénétra, les deux visiteurs dans ses pas.
C’était une immense salle à colonnades, très lumineuse, ouvrant sur un jardin dans lequel des ouvriers en sueur s’activaient sur plusieurs machines de bois. Le sol de la pièce disparaissait sous d’épais tapis de laine. Coffres et sièges étaient tous de bois précieux marqueté d’ivoire ou recouverts du plus beau cuir gaufré.
Debout, un homme dans la quarantaine, visage au nez saillant, front proéminent sous un keffieh, fine barbe poivre et sel, donnait des instructions à un contremaître. Sur son torse, la robe bleue était barrée d’un cordon de cuir serti de métaux précieux qui supportait une dague au fourreau ciselé.
Il se tourna vers les visiteurs. Son expression devint alors impénétrable, ne laissant paraître ni intérêt, amitié ou estime. S’écartant du contre-maître, il s’avança pour déclarer, sans formule de courtoisie :
— Ibn Amir, que me vaut votre visite dans mon humble demeure ?
L’humble demeure était l’une des plus belles munyat de ce quartier de Cordoue, sorte de cité privée entièrement ceinte d’un mur, où s’élevaient plusieurs demeures princières comme celles de la riche bourgeoisie.
— Cheikh Baghisain, le très puissant vizir m’envoie vous rappeler l’arrivée prochaine de notre très haut et vénéré calife prince des croyants, et apprendre où en est la fabrication des qaws al-aqqar.
Baghisain attendit un instant avant de répondre, comme s’il lui répugnait de discuter avec le visiteur.
— Quatre jarkh sont terminés, vous les voyez dans le jardin, lâcha-t-il enfin. J’ai aussi fini plusieurs balistes et une ou deux machines plus originales que je montrerai au Miramolin quand il me le demandera.
Sous-entendu : vous ne les verrez pas, ni le vizir, et je n’ai aucun temps à perdre avec vous.
— Bien ! fit Ibn Amir en gratifiant le cheikh d’un sourire de circonstance malgré l’insulte larvée.