Une vie sur notre planète
La véritable tragédie de notre époque se déroule sous nos yeux, à l’échelle de la planète tout entière : la disparition de notre milieu naturel. Notre mode de vie actuel précipite la biodiversité vers un déclin certain, et cela s’est produit au cours de ma seule existence. De même qu’après Tchernobyl la ville ultramoderne de Prypiat est devenue inhabitable et fut désertée en l’espace de quarante-huit heures, il ne sera plus possible de vivre sur notre planète si nous épuisons ses écosystèmes.
Voici mon témoignage et ma vision de l’avenir. Comment nous en sommes arrivés là et comment, si l’on agit maintenant, il est encore temps de sauver la vie sur Terre.
D.A.
Extrait
Prypiat, en Ukraine, est un endroit qui ne ressemble à aucun autre que j’aie connu. Il y règne un désespoir sans bornes.
À première vue, il s’agit d’une ville fort agréable, avec des avenues, des hôtels, une place, un hôpital, des parcs agrémentés de manèges, une poste centrale, une gare. Elle possède plusieurs écoles et piscines, des cafés et des bars, un restaurant au bord de la rivière, divers magasins, supermarchés et salons de coiffure, un théâtre et un cinéma, un dancing, des gymnases et un stade de football permettant aussi de pratiquer l’athlétisme. On y trouve toutes les commodités que nous autres humains avons inventées pour nous procurer une existence confortable et satisfaite, tous les éléments de notre habitat « fait maison ».
Le centre culturel et commercial de la ville est entouré d’immeubles d’habitation. On compte cent soixante tours réparties avec précision au sein d’un réseau bien conçu de voies urbaines. Chaque appartement est doté d’un balcon, chaque tour dispose d’une blanchisserie. Les immeubles les plus hauts ont vingt étages. Tous sont surmontés d’une faucille et d’un marteau géants en métal, emblème des fondateurs de cette cité.
Prypiat est une création de l’Union soviétique, bâtie au cours de la fièvre de construction des années 1970. Censée offrir un cadre de vie idéal à une cinquantaine de milliers de personnes, elle constituait une utopie moderniste destinée à l’élite des techniciens et des scientifiques du bloc de l’Est, ainsi qu’à leurs jeunes familles. Sur un film amateur du début des années 1980, on les voit se mêler à la foule souriante, pousser des landaus sur les larges avenues, prendre des cours de danse, nager dans la piscine olympique et canoter sur la rivière.
Cependant, plus personne ne vit à Prypiat aujourd’hui. Les murs s’écroulent. Les fenêtres sont cassées et leurs linteaux s’effondrent. En explorant les édifices sombres et déserts de la ville, je dois avancer avec précaution. Des fauteuils renversés gisent dans les salons de coiffure, entourés de bigoudis poussiéreux et de miroirs brisés. Des tubes fluorescents pendent au plafond du supermarché. Le parquet déchiqueté de l’hôtel de ville jonche de ses débris un majestueux escalier de marbre. Dans les salles de classe, des cahiers sont éparpillés par terre, leurs pages couvertes d’écriture cyrillique impeccable à l’encre bleue. Je constate que toutes les pièces d’eau sont à sec. Les canapés des appartements sont défoncés, les lits rongés par l’humidité. Tout ou presque est immobile – en suspens. Je sursaute dès qu’une rafale de vent fait bouger un objet.
À chaque nouveau seuil qu’on franchit, l’absence des habitants se fait plus inquiétante. Elle s’impose comme la vérité la plus présente. J’ai visité d’autres villes post-humaines – Pompéi, Angkor Vat et Machu Picchu –, mais dans cette cité la normalité des lieux rend d’autant plus frappante le caractère anormal de son abandon. Ses édifices et ses équipements sont si familiers qu’on sait que le passage du temps ne suffit pas à expliquer leur état de déréliction. Si Prypiat est à ce point imprégnée de désespoir, c’est que, des écriteaux que plus personne ne regarde aux règles à calcul oubliées dans la classe de sciences, en passant par le piano fracassé du café, tout ici atteste la capacité qu’a l’humanité de perdre ce dont elle a besoin et qui lui est précieux. Seuls des habitants de la terre, nous sommes assez puissants pour créer des mondes puis les détruire.
Le 26 avril 1986, le réacteur no 4 de la centrale nucléaire Vladimir Ilitch Lénine, universellement connue aujourd’hui sous le nom de « Tchernobyl », explosa à la suite d’une gestion déficiente et d’erreurs humaines. La conception des réacteurs de la centrale avait des failles. Les techniciens de l’équipe alors au travail n’en avaient pas conscience, et ils se montrèrent en outre négligents dans leurs tâches. L’explosion de Tchernobyl est due à des erreurs – la plus humaine des explications.
Des vents violents transportèrent sur une bonne partie de l’Europe de la matière quatre cents fois plus radioactive que celle diffusée par les bombes de Hiroshima et de Nagasaki réunies. Elle est tombée du ciel sous forme de gouttes de pluie et de flocons de neige, s’est infiltrée dans les sols et les cours d’eau de nombreux pays. Pour finir, elle a pris place dans la chaîne alimentaire. Le nombre de décès prématurés dus à cet événement est encore discuté, mais certaines estimations font état de centaines de milliers de victimes. Tchernobyl a souvent été qualifiée de pire catastrophe environnementale de l’histoire.
Hélas, ce n’est pas exact. Un autre phénomène s’est déroulé partout à travers le monde, un changement presque imperceptible de jour en jour tout au long du siècle dernier. Là encore, c’est le résultat d’une gestion défaillante et d’erreurs humaines. Il ne s’agit pas d’un accident malheureux mais d’un manque funeste d’attention et de compréhension, qui affecte tout ce que nous faisons. Ce désastre n’a pas commencé par une explosion isolée. Il est apparu en silence, avant que personne ne s’en soit rendu compte, à partir de causes multiples, globales et complexes. On ne peut identifier ses répercussions à l’aide d’un unique instrument. Il a fallu des centaines d’études à travers le monde pour confirmer qu’il se produit vraiment. Ses effets seront beaucoup plus graves que la contamination des sols et des cours d’eau dans quelques contrées infortunées – il pourrait mener à la déstabilisation et à l’effondrement du monde sur lequel nous comptons.