Programme sensible

Auteur : Anne-Marie Garat
Editeur : Actes Sud

En banlieue parisienne, un homme qui a déjà vécu plusieurs vies entretient un dialogue obsédant avec son ordinateur dont l'écran affiche des images de son passé dans une forêt nordique d'Estonie, vingt ans avant la chute du mur de Berlin.

19,50 €
Parution : Février 2013
224 pages
ISBN : 978-2-3300-1423-0
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Extrait

Soudain, nous nous sommes tous mis à nous quitter les uns les autres, de proche en proche à nous détacher, à nous séparer. Cathy et moi nous nous croyions l'exception, les seuls à se dénigrer, à se chercher noise et à s'écharper entre quatre yeux mais chez nos amis, chez nos relations, c'était même épidémie de rupture. Plus de ressort à nos élans, de tachycardie synchrone au moindre baiser, rien ne marchait plus des expédients, trêve ni conciliation, pas davantage la mise à jour du matériel électroménager, téléphonique et informatique. On aurait juré le différend sexuel, la dissidence du coeur, le truc passionnel, mais non. C'était le démon de la division. Du soir au matin, Marilyn n'aimait plus Jack mon ami. Idem Elodie : l'associée de Cathy congédiait tout sec son conjoint; le frère de celle-ci divorçait sans préavis. Nos voisins tout juste installés dans la maison d'à côté et dans leur famille recomposée en faisaient autant; pacsés, ces deux-là avaient moins de mal à se répudier mutuellement. Un vendredi soir, on a sonné à la porte. C'était Jack en pleurs, un sac de sport à l'épaule. Jamais vu pleurer Jack. Pas même quand, tous deux consignés une nuit de Noël funèbre au dortoir, à force d'en rigoler comme au ciné-club des mélodrames en noir et blanc, de se tabasser à coups de polochons, a soudain fondu sur nous la tristesse des esseulements. Ainsi nous sommes-nous adoptés, à la vie, à la mort, croix de bois, croix de fer, si on se perd, on va en enfer.
Fraternel, j'ai pris Jack sous le bras, je l'ai hissé au premier. Je l'ai logé dans la chambre d'Alix, pensant qu'il y serait mieux pour pleurer. Il s'est empressé de déballer sa brosse à dents, son couteau suisse de luxe, son jeu d'échecs portatif, ses vieux vinyles de Paul Anka et sa collection de cravates, et son appareil photo, que j'ai cassé, qu'emporterai-je en kit de survie, me disais-je, s'il m'arrive la même chose un de ces soirs ? Je l'ai laissé à son inventaire pour redescendre en vitesse au sous-sol où j'avais séquestré Cathy, histoire de continuer tranquille notre controverse personnelle entre la machine à laver et la caisse à outils. J'avais souci que Jack ne nous entende pas. Que ne lui fendent pas davantage le coeur nos voix de rancune, de reproche, les accès colériques de ma femme, pour finir son verdict selon lequel elle m'expulsait de sa vie et de son logis. Dire que la cause en est le Dr Wagner. Vers deux heures du matin, je suis remonté voir si Jack avait besoin de moi. Or il avait aussi emporté son tube de Lexomil. La liste des effets indésirables m'a tétanisé : outre l'ataxie, le prurit, l'amnésie antérograde, l'agressivité et la perte de conscience, il y avait les cauchemars. N'en avons-nous pas notre lot à l'état normal, me disais-je, le veillant comme une nourrice, jusqu'au petit matin à prendre son pouls, retourner sa paupière, à me demander s'il allait survivre à chimie pareille.

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