Louis et la jeune fille
Louis est dans les tranchées de la guerre de 14. Lorette vit à Saint-Germain-des-Prés dans les années 1950. Tous deux écrivent des lettres, à ceux qu'ils aiment et à ceux qui leur manquent ; des lettres pour ne pas mourir. Et comme dans une composition à quatre mains, les vies parallèles de ces deux inconnus finissent par se croiser quelques secondes à l'intersection d'un point imaginaire.
Extrait
Montmirail, vendredi 10 novembre 1915
Ma chère maman,
Tu vas être contente. Ce matin, le sergent-chef a annoncé que nous aurions une permission pour Noël. Je sais ce qu'il t'en coûtera de t'avoir fait espérer pour rien au cas où la décision serait annulée, mais je ne résiste pas au plaisir de faire un trou d'espoir dans ton coeur. C'est le pouvoir de si peu d'hommes aujourd'hui. Et j'ai ce pouvoir. Alors réjouis-toi, ma douce, je serai bientôt de retour.
Le sapin que Clémence et moi avions planté l'an passé au fond du jardin doit avoir bien grandi. Ayez soin de le déraciner. Ne le fauchez pas : il faudra penser à le rempoter à la fin des fêtes pour l'année suivante. L'ombre épineuse de notre bonheur me fait mal.
Dans la tranchée, on a arrangé un petit pupitre en bois. C'est de là que je t'écris. Les camarades attendent, papier dans une main, tabac dans l'autre. Vous écrire c'est du bonheur. Jean n'avait plus d'encre pour sa mère et les gars ici sont avares. (Tu peux comprendre.) Alors il a trempé l'acier de sa plume dans les flaques de boue. Et l'on s'est rendu compte que la terre avait de très jolies couleurs pour une mère. Cela nous a fait peur sur le coup. (Le ciel était gris aussi.) Puis on a regardé en direction des arbres et au-delà d'eux encore et Jean m'a dicté sa lettre parce qu'il ne sait pas écrire. Jean et sa mère vivent à deux pas de chez nous, derrière l'église du père Martin. C'est en inscrivant l'adresse sur l'enveloppe que l'évidence s'est imposée. Te rends-tu compte ? Il a fallu la sale guerre pour que l'on se croise, ici, au fond d'un trou boueux.