Gloire incertaine

Auteur : Joan Sales
Editeur : Jacqueline Chambon

Ce texte polyphonique et littéraire, dont les personnages se répondent au gré de leurs aventures et idéaux, se déploie sur plusieurs périodes de la guerre d’Espagne, entre échanges épistolaires, dialogues travaillés à la serpe et prose philosophique d’une grande portée. On y suit Lluís, jeune soldat sur le front républicain ; Trini, sa compagne anarchiste restée à Barcelone avec leur enfant ; Soleràs, personnage qui fascine tous ceux qui le croisent ; et Cruells, jeune séminariste et confident des guerres intérieures de ses compagnons de tranchée. « Des héros – combattants, volontaires ou non, sur le front d’Aragon – en proie à une situation qui les dépasse et les transforme en pions d’un jeu qu’ils ne maîtrisent pas. Leurs souffrances, leurs doutes, leurs héroïsmes, leurs sacrifices, incarnent “the uncertain glory of an April day”, phrase de Shakespeare qui donne au livre son titre », comme le souligne l’auteur Juan Goytisolo, qui a permis de faire connaître ce roman majeur de la culture catalane.

Gloire incertaine, œuvre multiple et existentielle, est donc une perle rare qui a vécu de multiples vies au gré des coupes chirurgicales imposées par la censure franquiste, de ses différentes publications et du développement du texte jusqu’à la mort de son auteur en 1983. Premier roman écrit par un républicain espagnol sur la guerre civile, il se réapproprie ces combats dont Malraux, Hemingway, Bernanos, Orwell avaient fait un sujet mythique.

Traduit du catalan
23,80 €
Parution : Octobre 2018
528 pages
ISBN : 978-2-3301-0455-9
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Extrait

Castel de Olivo, 19 juin
Ma santé est excellente mais je rechigne comme un enfant malingre.
Je ne vais pas te raconter ce que j’ai souffert à servir dans une division qui me déplaisait. J’obtiens ma mutation, j’arrive plein d’enthousiasme... et tout m’accable encore une fois.
Je pensais trouver Juli Soleràs. On m’avait dit qu’il était à l’hôpital de campagne, blessé ou malade, je ne sais pas, mais voilà qu’il en est déjà sorti. Et pas un visage connu parmi tous ceux que la guerre fait défiler devant mes yeux, dans une incohérente fantasmagorie, depuis qu’elle a commencé.
Le lieutenant-colonel commandant la Ire brigade m’a sévèrement interrogé sur les motifs de mon retard. Il était normal qu’il le fasse, vu la différence de dates entre l’ordre de départ et mon incorporation ; il s’est contenté de cette raison toute simple : une angine. Pourtant, son accueil m’avait sapé le moral. Espérais-je donc être reçu à bras ouverts ? Nous ne savons rien des autres et peu nous importe ; par contre, nous voudrions que les autres nous connaissent à fond. Notre aspiration à être compris ne peut se comparer qu’à notre manque d’intérêt pour comprendre qui que ce soit.
Parce que, je ne te le cacherai pas, les gens que je vois ici me sont profondément indifférents. Si au moins ils m’étaient antipathiques !
Tout bien réfléchi, le lieutenant-colonel avait des raisons de se méfier de moi. Un officier qui sert dans une unité au combat et qui se fait affecter à une autre en cours de réorganisation, qui restera par conséquent des semaines et peut-être des mois loin de la première ligne, pourrait inspirer des commentaires malveillants. Dans ces brigades régulières, on ne peut pas imaginer l’enfer que sont les brigades improvisées avec des évadés du bagne ou de l’asile et dirigées par des illuminés délirants. Il faut avoir vécu ça pendant onze mois, comme c’est mon cas.
Je pense à ces mulets couverts de plaies et de mâchures, les stigmates laissés par le frôlement des harnais ; je pense à ces mulets de gitan dont la vaste résignation ne laisse pas d’avoir quelque chose de commun avec celle d’un ciel crépusculaire. Un jour, et puis un autre jour à traîner la tribu vagabonde par des chemins qui n’en finissent pas, sans le moindre espoir de justice. Qui rendra justice à un mulet de gitan ? La postérité ?
La vie nous use, comme les harnais la peau du mulet. Parfois je me demande avec horreur si les blessures que nous fait la vie ne dureront pas autant que la vie elle-même. Ou plus. Ces onze mois d’enfer...
Il semble que je vais être affecté au quatrième bataillon, à organiser totalement. En attendant, je dois prendre mon mal en patience dans ce village, un trou perdu, et j’ai tant de choses à te raconter ! En t’écrivant je me soulage, même si mes lettres ne doivent jamais te parvenir. Ne me dis pas le contraire, notre famille t’écœurait autant que moi, et tu t’es fait frère de Saint-Jean-de-Dieu pour la même raison que je suis devenu anarchiste. En quoi notre oncle ne se trompait pas.

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