La fiancée gitane
Quand elle rentre à l’aube, fourbue, éméchée, la voix éraillée par sa nuit dans les bars de karaoké, dévastée par la tristesse de la chair assouvie furtivement avec des inconnus, Elena Blanco a un rituel : examiner pendant des heures les images d’une caméra de surveillance placée devant la porte cochère de son immeuble. Qui craint-elle de voir ? Ou, plutôt, qui plus que tout au monde voudrait-elle voir ?
Une affaire non résolue pour cette enquêtrice hors pair, la seule dans sa carrière. Mais c’est bien plus qu’une affaire, c’est un drame personnel qui a brisé sa vie et qui hante chaque seconde de son existence.
Pour l’heure, il lui faut éloigner ses démons et aller de l’avant car l’antenne de police qu’elle dirige à Madrid se trouve saisie d’un cas bien étrange : le meurtre d’une gitane disparue après l’enterrement de sa vie de jeune fille. La mort, d’un sadisme avéré, a manifestement été donnée par un esprit effroyablement retors. Le mode opératoire n’est pas sans rappeler un crime survenu sept ans plus tôt, et dont la victime n’est autre que Lara, la sœur de la gitane, qui s’apprêtait elle aussi à épouser un gadjo. Pourtant, l’assassin de Lara est déjà sous les verrous.
De fausses pistes en indices délusoires, dans des sites madrilènes illustres ou mystérieux mais tous chargés d’histoire, l’auteur déplie une intrigue horrifique avec une exemplaire économie d’effets ; et porte sur les fonts baptismaux un nouveau personnage promis à un bien bel avenir
Extrait
Au début cela ressemble à un jeu. Quelqu’un enferme un enfant dans un lieu obscur et celui-ci doit tenter d’en sortir par ses propres moyens. D’abord, il lui faudrait trouver l’interrupteur ; mais l’enfant ne le cherche pas, parce qu’il pense encore que la porte peut s’ouvrir à tout moment.
La porte ne s’ouvre pas.
C’est peut-être aussi un concours de résistance, le gagnant est celui qui reste le plus longtemps silencieux, celui qui ne demande pas d’aide. L’enfant colle l’oreille contre la porte en bois, délabrée. Il entend un bruit assourdissant, une moto qui démarre et s’éloigne. Il comprend alors qu’il est seul. S’il se mettait à crier, il entendrait l’écho de sa voix dans cet espace lugubre, poussiéreux et humide. Mais il a si peur qu’il ne gémit même pas.
Maintenant, il doit trouver l’interrupteur. Ses mains tâtonnent sur le mur. Il évite les obstacles, doucement, pour ne pas tomber. Il y a une ampoule au plafond, il doit y en avoir une. La pièce ne compte qu’une unique fenêtre, étroite et longue, dans la partie supérieure du mur, mais le soleil s’est couché il y a déjà une heure et seules subsistent les premières ombres de la nuit.
Il ne sait pas pourquoi on l’a enfermé.
Dans l’obscurité, ses pas de somnambule le font buter contre ce qui semble être une machine à laver. Il pourrait tenter de la mettre en marche, pour que le bruit de l’eau lui tienne compagnie pendant que le tambour tourne. Mais il ne le fait pas. Il continue d’explorer le lieu, effleurant le mur d’une seule main, comme un aveugle. Il veut trouver l’interrupteur de la lumière, mais ses doigts heurtent le manche d’un outil, une pelle qui tombe sur le sol avec fracas.
L’enfant fond en larmes et met un peu plus de temps qu’il n’en faut pour distinguer le grognement sourd qui provient d’un coin. Il n’est pas seul. Il y a un animal qui se cache. Ce n’est pas la première fois qu’il l’entend, il sait qu’il rôde la nuit par ici : ses gémissements et ses halètements sont si forts qu’il a parfois imaginé qu’il s’agissait d’un loup. Mais c’est seulement un chien qui s’est introduit dans la grange de la ferme, celle qu’il voit depuis la fenêtre de sa chambre et dans laquelle on lui a toujours interdit d’entrer. C’est là qu’il a été enfermé, dans cette grange interdite, où il est incapable de se diriger dans l’obscurité parce qu’il n’en connaît pas l’espace.
Il parvient presque à distinguer deux petits points lumineux dans l’obscurité du fond. Il recule instinctivement. Il a l’impression que les points s’avancent vers lui, mais peut-être est-ce la peur qui est en train de créer cette image. Cela lui semble impossible que l’on ne puisse distinguer que ces deux petites lueurs. Quand, soudain, il ne les voit plus. À la place, il sent une douleur intense, aiguë, dans la jambe. L’animal est en train de le mordre.
L’enfant écarte la bête de son corps avec ses deux mains. Il sent une nouvelle attaque et pousse la tête de l’animal avec le pied. Les coups qu’il donne avec les pieds et les mains le font reculer. L’enfant entend des halètements et puis plus rien. On n’entend plus aucun bruit et le silence lui semble encore plus terrifiant.
Il recule vers la porte avec précaution, prêt à repousser une nouvelle attaque si le chien cherchait à se lancer de nouveau. C’est à ce moment-là qu’il effleure l’interrupteur avec sa main. C’est incroyable qu’il ne l’ait pas trouvé avant, mais, pour une raison ou une autre, il avait justement évité ce bout de mur.
Une ampoule de travers pend du plafond. Elle éclaire assez pour qu’on comprenne que la grange abrite des caisses remplies de vieilles couvertures et de cassettes, des livres, des outils agricoles, une machine à laver, une bicyclette rouillée avec une seule roue et un tas d’autres choses.
Le chien se trouve derrière un évier avec un robinet, un petit lavabo. C’est un chien errant à qui il manque une patte.
Sans quitter des yeux l’animal, l’enfant s’empare de la pelle qu’il a trouvée auparavant, celle qui est tombée sur le sol. Le chien gronde. L’enfant lève la pelle. Il est surpris d’être capable de manier un tel poids aussi facilement. Ce doit être ça, l’instinct de survie : quelque chose lui dit qu’ils ne peuvent survivre tous les deux dans cette prison.
L’animal avance et boitille avec peine vers l’enfant. Il le fait d’une façon si molle qu’il n’est plus menaçant. Mais il recommence à lui mordre la cheville comme s’il s’agissait d’un os à ronger dont il fallait extraire la dernière goutte de moelle. L’enfant balance un coup de pelle au chien. L’animal s’effondre avec un léger grognement. L’enfant le frappe plusieurs fois sur la tête, jusqu’à ce que la pelle devienne trop lourde pour lui. Il s’assoit alors sur le sol et se met à pleurer.
Sa cheville, marquée par les dents de l’animal, le fait souffrir. Sa chaussure aussi est tachée de sang. Il se déchausse et découvre la blessure faite par le chien lors de la première attaque. La peur aidant, il ne s’était rendu compte de rien.
La lumière s’éteint alors.
L’écho multiplie les halètements de l’enfant, mais celui-ci s’oblige à contrôler son souffle pour pouvoir écouter si c’est lui ou le chien qui respire. Ce n’est pas le chien. Le chien est mort.