La place du mort
À onze ans, Polly est trop vieille pour avoir encore son ours en peluche, et pourtant elle l’emporte toujours par tout. Elle l’a avec elle le jour où elle tombe nez à nez avec son père. Elle était toute petite la dernière fois qu’elle a vu Nate, il était en prison depuis des années pour un braquage, mais elle reconnaît immédiatement ce visage taillé dans le roc, ce corps musculeux couvert de tatouages et, surtout, ces yeux bleu délavé semblables aux siens. Des yeux de tueur, comme le lui rappelle souvent sa mère. Nate a été libéré et il est venu la chercher. Pour la sauver. Parce qu’il ne s’est pas fait que des amis en cabane. De sa cellule de haute sécurité, le leader de la Force aryenne, un redoutable gang, a émis un arrêt de mort contre lui et sa famille. Quand Nate recouvre sa liberté, il est déjà trop tard : son exfemme Avis, la mère de Polly, a été exécutée. Et la petite fille est la prochaine sur la liste.
Déterminé à la mettre à l’abri et à trouver un moyen de faire cesser la vendetta, Nate embarque Polly contre son gré dans une cavale sanglante. Sous la menace perpétuelle de leurs poursuivants et de la police, Polly va devoir grandir plus vite que prévu en apprenant, dans les divers motels où ils font étape, à se battre. Elle prend goût à l’adrénaline et à la violence tandis que le criminel endurci découvre pour la première fois ce que signifie un amour total et inconditionnel.
Après L’Amour et autres blessures, recueil de nouvelles remarqué, Jordan Harper revient avec un premier roman sombre, nerveux et bourré d’humanité.
Extrait
Tatouée et couturée de coups de couteau, sa peau racontait son passé. Il vivait dans une pièce sans nuit. Et il se considérait comme un dieu.
Craig Hollington, dit le Fou, pensionnaire à vie de la prison de Pelican Bay, chef du gang de prisonniers connu sous le nom de Force aryenne, soit de tous les Blancs véreux de Californie, passait sa vie dans une cellule de sécurité maximale éclairée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il n’avait pas le droit de posséder d’objet plus solide qu’un coton-tige. Deux fois par semaine, on déplaçait sa cabine de douche devant sa cellule pour l’empêcher de voir les autres prisonniers. Mais c’était un dieu fait d’autres hommes.
En guise de bouche, des hommes. C’est comme ça que les arrêts de mort partaient de sa cellule. Un gardien corrompu, soudoyé par la Force aryenne, transmettait les arrêts de mort de Craig le Fou aux Blancs du reste de la prison.
En guise de sang, des hommes. Ils faisaient circuler les arrêts de mort de Craig le Fou dans toute la prison grâce à des “cerfs-volants”, des bouts de papier accrochés à une ficelle qui passaient de cellule en cellule. “À tous les valeureux soldats en taule ou dans la rue” : ainsi commençaient les arrêts de mort. Au lieu d’une signature, cette devise : “À jamais la Force, la Force à jamais.” Entre les deux, la description d’une vendetta. Ce jour-là, l’arrêt désignait trois condamnés : un homme, une femme, une enfant. Les arrêts de mort annonçaient des crimes de sang. Ils étaient l’Ancien Testament de la Force.
En guise de pieds, des hommes. Les truands envoyaient les arrêts de mort à travers le monde. Ils les envoyaient chez eux sous forme de lettres codées. Du braille punaisé sur des documents officiels. De la pisse séchée au verso des enveloppes, invisible jusqu’à ce qu’on approche le papier d’une flamme. Ils les envoyaient au parloir ; une skinette passait un sachet de dope à son homme en l’embrassant et, dans un murmure, celui-ci lui refilait les arrêts de mort. Les arrêts se répandaient dans toute la Californie, partout où des voyous blancs et des truands white trash dressaient le camp. Ils étaient lus à Slabtown, à Sun Valley, à Fontucky. Ils passaient entre les mains des membres, confirmés ou postulants, de la Force aryenne. Ils circulaient auprès des gangs de bouseux affiliés à la Force. La Peckerwood Nation. Les Nazi Dope Boys. Les Blood Skins. Les Odin’s Bastards.
En guise d’yeux, des hommes. Deux skinheads de Huntington Beach – qui n’avaient pas dormi depuis trois jours, défoncés à la méth – fabriquaient des avis de recherche. Ils ajoutaient des photos aux arrêts de mort, leur donnaient une allure officielle. Ils les citaient mot pour mot. Ils lançaient des rumeurs. Ils trouvaient des photos sur Internet. La photo d’identité du type. La femme et l’enfant, photographiées ensemble. On distribuait les avis. Les gens apprenaient par cœur les faits, les mots, les têtes.
En guise de mains, des hommes. Il suffisait de quelques jours pour que les avis de recherche parviennent à un homme qui avait un tatouage de gorge tranchée et assez d’ambition pour envoyer chier le reste du monde.
On notait des adresses. On échafaudait des plans. On mettait des armes en lieu sûr. On scellait des pactes de sang.
Sa volonté sera faite.