L'art de porter l'imperméable
L'Art de porter l'imperméable, ce sont treize variations tragicomiques autour de la relation amoureuse et de la filiation pour tenter de répondre à cette question : "Ai-je pu rendre quelqu'un heureux ? " De la naissance du sentiment amoureux à la décrépitude du couple et à sa fin annoncée, en passant par l'amour filial et le désamour de soi au travers de la recherche de sa propre (f)utilité, Sergi Pamies s'empare de cette thématique du désespoir avec douceur, drôlerie et finesse. L'Art de porter l'imperméable, c'est aussi un retour dur l'enfance et l'adolescence de l'auteur au coeur d'une famille dédiée au militantisme politique, entre la Catalogne et la France, avec Jorge Semprun en figure de proue de ses célèbres parents. Sous la plume de Seri Pamies, l'impérméable devient la panoplie de la révolte, "l'uniforme informel de la dissidence chic".
Extrait
Nous nous rencontrons au bord de la piscine d’un hôtel où ne flotte encore aucun cadavre. C’est la fête d’anniversaire – cinquante ans – d’un homme de radio connu. Les invités – nous sommes près de deux cents – sont le résultat d’une sélection qui mêle parents, amis et collègues de travail. La vue embrasse douze kilomètres de plage en forme de croissant de lune, un horizon qui tisse toutes les couleurs du couchant et une procession d’avions qui, selon un ordre d’apparition rigoureux, défilent en direction de l’aéroport. Nous avons été présentés par une amie commune, qui a affirmé avec insistance que nous serions heureux de faire connaissance. Alors que nous échangeons les bises protocolaires, l’un et l’autre détectons dans l’air la même combinaison de timidité et de raideur. Peut-être parce que nous ne voulons pas contrarier notre amie commune, notre premier regard est de résignation, comme si, sans nous le dire, nous étions d’accord pour nous acquitter de cette corvée le plus rapidement possible. Les tâtonnements durent jusqu’au moment où nous entrons en synchronie. L’amie s’en va et nous laisse à découvert. Maintenant, il ne dépend que de nous que la conversation se noie dans la piscine, ou pas. Nous faisons ce que nous pouvons. Toi, avec une délicatesse dont je te sais gré. Moi, avec une maladresse aggravée par des années d’inactivité.
Nous alternons questions et réponses effervescentes jusqu’au moment où, à bout de ressources, je propose que nous allions prendre un verre au bar. Tu demandes du champagne et moi du vin et, comme je me connais, je résiste à la tentation d’en tirer une théorie. Nous trinquons à la santé du héros de la fête, qui nous remercie et nous annonce que dans quelques mois il jouera dans une pièce de théâtre. Nous n’applaudissons pas, ayant un verre à la main, et nous nous demandons comment il fera pour mener de front les représentations et ses six heures d’émissions quotidiennes. « Il ne dormira pas », affirmes-tu avec un sens commun sans appel. Juste à ce moment, je fais ce que je n’avais pas osé faire jusqu’alors : en plus de t’entendre et de te voir, je te regarde et je t’écoute. Même si les mondanités me mettent mal à l’aise, cela ne m’empêche pas de percevoir la cohérence entre la couleur de tes yeux et la vivacité introvertie de ton regard, l’importance que tu sembles accorder à tes cheveux et la chaleur de ton sourire. Les questions ont cessé d’être effervescentes et, bien que nous parlions travail, j’ai l’impression de reprendre une conversation commencée il y a longtemps. Différences entre il y a un instant et maintenant : il y a un instant, il m’était indifférent d’avoir l’air d’un misanthrope, et maintenant je ferais n’importe quoi pour ne pas l’être.
Je calcule qu’il doit s’être écoulé dix minutes au grand maximum depuis qu’on nous a présentés, et tu as eu le temps de m’expliquer que tu as fini tes études de lettres (avec un mémoire sur la fonction du paysage dans les récits de Mary Shelley et d’Edgar Allan Poe) et que tu es sur le point de te lancer dans un projet d’entrepreneuriat. Comme les avions qui se dirigent vers l’aéroport, j’ordonne, en formation descendante, les questions que j’aimerais te poser. Comme tour de contrôle, je prends le point de repère de tes yeux, qui émettent des signaux codés que j’aimerais être capable d’interpréter. J’avale une gorgée de vin, plus longue qu’il ne faudrait. Un sommelier y décèlerait des notes de désarroi, un arrière-goût de panique et l’adrénaline fruitée de l’expectative. Je ne fais plus semblant de tenir une conversation : je la tiens. Et cela signifie écouter plus que parler et ne pas me précipiter ni te demander pourquoi tu as fait des études de lettres ni quel genre d’ironie t’a conduite à choisir Shelley et Poe. Mais, juste au moment où je m’apprête à te parler avec une certaine continuité afin d’améliorer l’impression que je dois te faire, l’amphitryon prend à nouveau le micro et, radieux, invite tout le monde à poursuivre la fête au 26e étage de l’hôtel, dans une discothèque privatisée pour l’occasion. L’annonce provoque la dispersion des groupes. Près de toi apparaît un homme dont l’âge et l’apparence lui permettent encore de se considérer comme jeune et qui, avec une familiarité plus proche de celle d’un frère que d’un ami, te prie – t’enjoint presque – de l’accompagner.
Alors, je m’aperçois que je ne sais rien de toi. Tu as des enfants ? Tu es séparée, toi aussi ? Tu es venue seule ? Je ne connais même pas ton âge, cependant je dirais que tu es de ce genre de personnes qui semblent avoir l’âge qu’elles ont. Je fais un pas en arrière et, avec le fair-play de ceux qui ne savent pas entrer en compétition, j’accepte le fait que nous sommes probablement arrivés au terme du rituel protocolaire. Nous ne prenons pas congé, et j’ose penser que la raison en est que nous considérons que la fête est assez décontractée pour favoriser ce genre d’allées et venues. Tu t’éloignes avec l’ami-frère tandis que je salue d’autres invités et m’oblige à considérer notre rencontre de façon objective : à coup sûr, tu n’es pas venue seule et à coup sûr tu es mariée. Les invités attendent l’arrivée des ascenseurs, par couples pour la plupart. Pour nous laisser monter – dix secondes d’ascension supersonique –, on exige que nous mettions un bracelet orange (droit à des consommations illimitées), sur lequel on peut lire le mot éclipse à l’intérieur d’un cercle. Je me souviens que la dernière fois que j’ai porté un bracelet c’était à l’hôpital. Après une crise de lipothymie suivie d’amnésie, j’ai été hospitalisé jusqu’à ce qu’on pose un diagnostic qui, au lieu de me rassurer, m’a déçu : stress. Derrière les baies vitrées du 26e étage, la vue s’améliore. À la grandeur verticale et horizontale du paysage s’ajoute une perspective insolite sur la piscine. Malgré la distance, qui réduit les proportions à l’échelle d’une maquette, je jurerais qu’un cadavre flotte sur l’eau parfaitement éclairée. Je m’abstiens du moindre commentaire parce que cela pourrait être une hallucination et j’entre dans la discothèque. J’esquive la puissance des enceintes et je vais au bar où j’essaie de participer à des conversations sur deux sujets omniprésents : Twitter et l’indépendance. J’ai la sensation que personne ne m’entend quand je parle. Je ne te cherche pas des yeux pour ne pas avoir l’air de forcer un échange de regards faussement fortuit.
Comme toujours, j’envie la désinvolture dissolue de ceux qui se sont mis à danser. L’amphitryon, heureux, parle avec un de ses amis, un musicien connu qui s’est proposé comme disc-jockey, avec un répertoire parfait, ni trop nostalgique ni trop moderne. Je demande un gin tonic et on me le sert avec les proportions inversées. Je le bois, impatient de voir combien de temps le mélange de l’alcool et des nouveaux médicaments que l’on m’a prescrits mettra à me foudroyer. L’effet est immédiat. Les minutes se bousculent dans ma tête, ankylosent les neurones les plus actifs et me font me sentir plus circonspect que je ne le suis. C’est peut-être pourquoi, lorsque des amis qui habitent près de chez moi me proposent de partir avec eux en voiture, j’accepte en sachant que je regretterai de m’être éclipsé sans rien te dire.
Je prends congé de l’homme de radio avec une poignée de mains cordiale mais, quand nous arrivons au parking, je reçois un texto : « Je suis désolé que tu ne te sois pas amusé. Mais merci d’être venu. De tout mon cœur. Salut ! » Je me demande comment il a fait pour diagnostiquer un état d’âme que je ne suis même pas sûr d’avoir. Entre-temps, les amis qui ont proposé de me ramener affrontent la caisse automatique du parking, qui n’accepte pas une carte de crédit d’entreprise conçue pour n’être refusée en aucune circonstance. Ils essaient encore et encore, de plus en plus en colère, jusqu’au moment où, pour pacifier la situation, j’introduis dans la machine un billet qu’elle avale avec avidité. «Les machines préfèrent les espèces aux cartes », dis-je comme si j’énonçais un aphorisme néolibéral. Nous montons dans la voiture et nous sortons de l’hôtel par une rampe aux virages maléfiques. Plus qu’ils ne crissent, les pneus gémissent. Nous devons freiner près de l’entrée parce que, entre deux voitures de police, des infirmiers équipés de gilets réfléchissants chargent dans une ambulance un cadavre recouvert d’une couverture isotherme. La civière passe assez près de nous pour que je reconnaisse la manche mouillée et le bras qui pend – avec le bracelet au poignet –, les mocassins du mort, identiques à ceux que je porte et, éclairés par les gyrophares, les ongles rongés des mains et une Swatch qui, comme la mienne, indique l’heure qu’il était il y a trois heures. J’imagine notre amie commune en train de te téléphoner demain pour te dire: «Tu sais, l’homme que je t’ai présenté ? Eh bien on l’a trouvé noyé dans la piscine, tu te rends compte?»