Succion
Après ADN, Huldar et Freyja, la psychologue pour enfants, reprennent du service dans une de ces intrigues glaçantes et addictives dont Yrsa Sigurðardóttir a le secret.
Présentation de l'éditeur
Douze ans après le viol et le meurtre d'une jeune fille à Hafnarfjördur, une capsule témoin est déterrée à Reykjavik. Elle contient entre autres un message anonyme qui liste les initiales de personnes destinées à être tuées. Peu de temps après, deux mains coupées sont retrouvées dans un jacuzzi en centre-ville. Après l'inimitable ADN, le deuxième volet mettant en scène l'inspecteur Huldar et la psychologue pour enfants Freyja est, si possible, plus addictif encore. Pour Yrsa Sigurðardóttir, rien n'est impensable. Et personne n'est à l'abri.
La reine du polar islandais fait une nouvelle fois preuve d'une imprévisibilité déconcertante.
Extrait
Prologue
Septembre 2004
L’école projetait des ombres glaciales sur le terrain désert. Plus loin, le soleil réchauffait les rares passants dont le trajet passait par là. Lorsqu’ils entraient dans l’ombre ils se pelotonnaient comme ils le pouvaient dans leurs vêtements d’hiver et hâtaient le pas en direction de la lumière. Le temps était calme, seule une froide bourrasque qui dansait dans la cour de l’école poussait les balançoires installées dans un coin. Elles tanguaient doucement comme si des enfants invisibles s’y ennuyaient. Comme Vaka. Mais le gel l’incommodait plus que l’ennui. Il lui piquait les joues et ses orteils devenaient douloureux. Elle avait froid partout et le perron glacé sur lequel elle était assise accentuait ses frissons. Comme sa doudoune toute neuve était trop courte pour isoler ses fesses du froid, elle commençait à regretter de ne pas avoir écouté sa maman. Elle aurait dû choisir un modèle plus long. Mais il n’était proposé qu’en bleu foncé alors que le court existait aussi en rouge. Vaka rectifia la position de son sac à dos. Elle ferait peut-être mieux d’aller au soleil. Elle attendrait au chaud. Elle s’embêterait aussi là-bas toute seule, mais au moins elle serait à l’abri du froid. En même temps elle avait peur de quitter cette zone d’ombre que l’école projetait sur toute la longueur de la cour. Si elle s’éloignait, son père risquait de ne pas la voir et de repartir sans elle. Non, elle préférait avoir froid.
Une voiture de la même couleur que la sienne approchait, mais son excitation ne dura pas. Ce n’était pas sa voiture et ce n’était pas lui. S’il l’avait oubliée ? C’était son premier jour de classe dans cette nouvelle école, il croyait peut-être qu’elle pourrait rentrer à pied, comme avant. Pour la centième fois de la journée elle eut un pincement au cœur en pensant à son ancien chez-soi. Sa nouvelle chambre était plus belle et plus grande que celle de l’ancien appartement, mais c’était bien la seule chose qui était mieux. Pour tout le reste ça n’allait plus. Surtout à l’école. À cause des autres enfants. Elle ne connaissait personne et personne ne la connaissait. Dans sa classe d’avant elle savait comment tout le monde s’appelait, et connaissait même le nom des animaux préférés de ses copines. Maintenant elle avait la tête pleine de nouveaux prénoms et de nouveaux visages qu’elle n’arrivait pas à assembler. C’était comme avec les jeux de mémoire, elle ne gagnait jamais, sauf quand sa maman faisait exprès de perdre.
Vaka renifla. Combien de temps faudrait-il à son père pour comprendre qu’il devait venir la chercher ? Elle se retourna et examina du haut en bas la façade de l’école, dans l’espoir d’y déceler une présence. Mais les fenêtres se fondaient dans l’obscurité de l’ombre froide. Elle ne distinguait aucun mouvement. Un coup de vent lui cingla les joues et lui lacéra le dos. Elle bondit sur ses pieds et gravit les marches jusqu’à l’entrée. Il devait bien y avoir encore un adulte à l’intérieur. Quelqu’un qui la laisserait téléphoner. Mais la porte était verrouillée. Ça ne servait à rien de frapper, les mugissements du vent couvraient le bruit de ses coups. Elle laissa retomber sa main et resta les yeux levés sur les battants de la grande porte, avec le faible espoir qu’ils s’ouvrent malgré tout. Mais comme rien ne bougeait, elle revint s’asseoir. Avec un peu de chance la marche serait moins froide.
Elle n’y pensa plus quand elle se retourna. En bas du perron se tenait une petite fille qu’elle avait remarquée dans sa nouvelle classe. Elle ne l’avait pas entendue approcher. Elle était peut-être arrivée sur la pointe des pieds, mais pourquoi elle aurait fait ça ? Elle ne mordait pas, elles n’étaient pas des ennemies. Même si elles ne se connaissaient pas, Vaka se souvenait très bien d’elle. C’était difficile de faire autrement. Il lui manquait deux doigts à une main. Le petit doigt et l’annulaire. Elle était assise toute seule au premier rang et ne faisait pas de bruit. Vaka avait cru d’abord que c’était aussi son premier jour dans l’école, mais comme le professeur ne l’avait pas présentée en même temps qu’elle, elle avait changé d’idée. Quand les enfants avaient eu la permission de parler entre eux à l’intérieur de la classe, la petite fille n’avait pas dit un mot et ne s’était pas mêlée aux autres. Pendant la récréation elle s’était assise à l’écart, elle regardait devant elle, comme Vaka sur son escalier. Elle n’avait pas bougé, même pas quand deux garçons avaient chantonné un morceau de comptine que la grand-mère de Vaka fredonnait de temps en temps : “Petit doigt, petit doigt, où es-tu ? Annulaire, annulaire, où es-tu ?” Vaka avait trouvé ça horrible mais les autres enfants n’avaient pas l’air choqués. Finalement elle avait détourné les yeux sans oser s’en mêler. Elle était nouvelle.
— L’école est fermée. Ils ferment toujours quand l’école est finie, dit la petite fille avec un sourire gêné si furtif que Vaka crut s’être trompée, mais elle avait un très joli visage.
— Ah bon !
Vaka se balançait d’un pied sur l’autre dans l’escalier. Elle ne savait jamais comment s’y prendre pour lier connaissance avec d’autres enfants ou pour parler à des inconnus. La journée s’était écoulée sans qu’elle ait trouvé l’occasion de sortir de sa coquille.
— Je voulais demander si je pouvais téléphoner.
— Va voir à la station-service. Elle est juste à côté, dit la petite fille en désignant une rue.
Elle portait des moufles pour cacher sa main abîmée.
— Je n’ai pas de monnaie, répondit Vaka, gênée, après avoir ravalé sa salive.
Normalement sa mère lui donnait son argent de poche le vendredi mais elle oubliait régulièrement de le faire. La plupart du temps c’était sans importance mais parfois c’était grave. Comme maintenant. Aussi grave que d’oublier de venir la chercher à l’école. Les adultes n’avaient aucune mémoire.
— Oh ! s’exclama tristement la petite. Moi non plus.
Elle ouvrit la bouche comme pour ajouter quelque chose mais elle serra les lèvres.
Alors que Vaka était au large dans sa doudoune neuve, le manteau de sa compagne était trop juste pour elle. Les manches étaient trop courtes et elle n’avait pas réussi à remonter complètement sa fermeture éclair. Elle ne portait pas de bonnet et ses cheveux en bataille tournoyaient au gré du vent. Malgré le temps sec, elle portait de vieilles bottes en caoutchouc déteintes. Seules ses jolies moufles colorées étaient neuves et propres.
— Ça ira comme ça. Je vais attendre, dit Vaka en se forçant à sourire.
C’était difficile d’attendre comme ça sans savoir. Elle avait toujours aussi froid et en plus, maintenant elle avait faim. Si papa était arrivé à l’heure elle serait assise dans leur nouvelle cuisine. Elle aurait du pain grillé. Le beurre fondrait sur sa langue, avec la confiture. Cette sensation ne fit que renforcer sa faim.
La petite fille piétinait en bas des marches.
— Tu veux que j’attende avec toi ? demanda-t-elle sans regarder Vaka, mais en fixant la cour vide, sur le côté. Je peux si tu veux.
Vaka ne savait pas quoi répondre. Qu’est-ce qui valait mieux ? S’asseoir toute seule et geler sur place, ou essayer de trouver quelque chose à dire à cette petite fille dont elle ne connaissait pas le nom ? Du haut de ses huit ans, elle savait qu’il n’y avait qu’une seule bonne réponse à une question comme celle-là.
— Oui, merci, si ça te fait plaisir, dit Vaka.
La petite se tourna vivement vers elle avec un grand sourire. — Mais je devrai partir dès que papa sera arrivé, ajouta-t-elle.
— Bien sûr, répondit la petite, le regard vide.
Elle ne souriait plus. Vaka essaya de sauver la situation. Elle n’avait pas oublié la méchanceté des garçons à l’égard de sa petite camarade, qui avait l’air si seule.
— Papa pourra peut-être te ramener chez toi ? hasarda-t-elle.
Elle regretta aussitôt ses paroles, car elle avait souvent entendu ses parents se plaindre du prix de l’essence. Impossible de demander à son père de faire un trop long détour, ils n’avaient pas beaucoup d’argent depuis qu’ils avaient acheté la nouvelle maison. C’était pour ça que sa doudoune était trop grande, comme ses chaussures.
— Tu habites loin d’ici ?
— Non, juste là-bas derrière, dit la petite fille en montrant l’école.
Elle parlait sûrement du groupe de maisons qui avait attiré l’attention de Vaka quand elle s’était promenée dans la cour arrière pendant la récréation. Un haut grillage les séparait de l’école. Des ordures de toutes sortes s’entassaient juste en face de la cour : des cartons froissés et délavés, des chiffons, des sacs en plastique, des feuilles mortes. Vaka, qui n’aimait pas la saleté, avait trouvé cet endroit dégoûtant, mais comme c’était la seule zone où elle n’entendait plus résonner les voix cruelles des garçons, elle s’était éloignée jusqu’à la hauteur du grillage et du tas d’ordures.
Elle n’entendait plus que l’écho des jeux des enfants. Elle avait regardé de plus près les maisons et leurs jardins. Heureusement que ses parents n’avaient pas eu l’idée d’acheter l’une d’elles. Elles étaient aussi mal entretenues que la clôture, avec leurs peintures délavées et leurs jardins envahis de broussailles. Quelque chose luisait dans un coin, c’était un barbecue rouillé qui émergeait d’une touffe de mauvaises herbes, Vaka n’en crut pas ses yeux quand elle s’aperçut que la végétation débordait de la grille de cuisson. Des rideaux assortis à la saleté des vitres pendouillaient le long des fenêtres. Ailleurs on avait suspendu des couvertures ou même des journaux ou des cartons. Ce spectacle était si pénible que Vaka s’était retournée du côté du groupe des enfants, qui faisaient comme si elle n’existait pas.
Mais ce quartier avait au moins un avantage. Il était à côté de l’école. Peut-être qu’on la laisserait téléphoner, dans la maison de sa nouvelle camarade ? Il ne lui faudrait que quelques minutes pour marcher jusque-là. Si son père arrivait entre-temps il n’irait pas bien loin. Vaka s’arma de courage.
— Euh... Est-ce que ça serait possible que je téléphone chez toi ?
La mine terrorisée de sa camarade la fit tressaillir.