Jeu du loup

Auteur : Arne Dahl
Editeur : Actes Sud Editions

Europol, la police criminelle de l’Union européenne, reçoit un indice l’informant que les gangs nébuleux qui contrôlent et exploitent les mendiants d’Europe sont soutenus par un réseau de trafic d’êtres humains d’envergure. Depuis quelques semaines, Paul Hjelm et son unité Opcop surveillent les personnes supposées être à la tête de ce réseau. Le groupe s’est installé dans un logement vacant au bord d’un canal à Amsterdam pour observer un appartement sur l’autre rive. L’opération semble désespérément infructueuse lorsqu’un retournement dramatique vient tout bouleverser.

Au même moment, quelqu’un menace une commissaire européenne française alors que celle-ci s’apprête à présenter un projet de loi supposé sauver l’Europe. Paul Hjelm doit employer des méthodes officieuses – et contraires à l’éthique – afin d’investiguer sur ce chantage, et les preuves désignent l’extrême droite européenne.

Dans ce troisième volet indépendant de la série Opcop, Arne Dahl tisse une intrigue complexe et redoutable dans le sillon d’une critique sociale impitoyable, démontrant une nouvelle fois qu’il est le digne héritier de Sjöwall et Wahlöö.

Traduction : Rémi Cassaigne
23,50 €
Parution : Juin 2019
485 pages
Collection: Actes noirs
ISBN : 978-2-3301-2178-5
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Extrait

Magdebourg-Braunschweig, deux janvier

Elle a voyagé en pleine lumière. Elle en est presque aveuglée. C’était encore comme la nuit quand elle a commencé son long voyage de Berlin à Bruxelles. Puis elle a roulé dans la lumière de l’aube et, à présent, le soleil d’hiver se lève avec sa clarté magique au-dessus de ce qu’elle sait être la ville de Magdebourg. Au loin, à gauche de l’autoroute, il lui semble voir les deux tours de la cathédrale gothique englobées par le disque du soleil, comme si elles produisaient elles-mêmes une gloire de lumière. Sous l’autobahn serpente le canal du Mittelland vers l’Elbe – à moins que ce ne soit l’inverse –, pour bientôt, hors de vue, former le plus important croisement fluvial d’Europe. Mais c’est un autre croisement – entre les autoroutes A2 de Berlin et A14 de Leipzig – qui, une dizaine de kilomètres
plus loin, la fait se souvenir de l’avertissement de la veille. D’habitude, elle ne conduit pas, surtout pour de si longs trajets et, les rares fois où elle prend une voiture, désormais, on la conduit. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, les circonstances sont spéciales. Et elle n’a plus eu l’occasion de conduire sur du verglas depuis ses vingt ans.
Car ça glisse, par ici. Elle a senti une ou deux fois la voiture
patiner – instants où un effroi sorti du fond des âges étreint sa poitrine – et elle a vu quelques cadavres de véhicules gelés sur le bord de l’A2. Sorties de route plutôt qu’accidents, cependant, dérapages, et son garagiste affirme que ses pneus hiver sont de première qualité.
Il ne devrait pas y avoir de danger.
À part la soirée de la veille. Le Nouvel An à Berlin était passé. Le calme indolent du Jour de l’an était au rendez-vous. Nouvelle année, nouveaux espoirs, et nouvelles opportunités, aussi. Doux sourire intérieur. Tout s’était passé mieux qu’elle n’avait osé l’espérer. Le retour. Et tout semblait plus viable, plus prometteur. Mais soudain, l’avertissement.
“Le tronçon d’autoroute le plus dangereux d’Allemagne.”
Il commence vers la frontière entre les deux länder, c’était bien ça ? Juste après la limite entre Sachsen-Anhalt et Niedersachsen – et juste au moment où elle essaie de se rappeler les noms de quelques localités, elle passe cette frontière, tout à fait prise de court. Juste après, elle voit un panneau avec des distances et des noms de villes. Elle en reconnaît deux. Helmstedt et Peine. C’était bien ça ?
Oui. La voix d’homme familière : “Le tronçon d’autoroute le plus dangereux d’Allemagne est sur l’A2 entre Helmstedt et Peine.”
Elle se concentre, à peine entrée en Niedersachsen. Bientôt Helmstedt. Entre Helmstedt et Peine se trouve Braunschweig. Souvenirs professionnels de Bruxelles : elle aime être au courant. C’est la transversale allemande, la principale route entre Europe de l’Est et de l’Ouest. Cent vingt mille véhicules chaque jour. Trafic de poids lourds en provenance de Pologne. La quantité de gaz d’échappement, de gaz à effet de serre, d’émissions polluantes n’est dépassée que par la quantité d’accidents. La police de Braunschweig est réputée être celle qui traite le plus d’accidents de la route en Europe.
Et maintenant le verglas.
La beauté hivernale change de caractère comme d’un coup de baguette magique. Le soleil, qui s’est à présent un peu élevé au-dessus de l’horizon, change aussi. Sa magie devient noire : magie noire. En dépassant Helmstedt, elle sent très distinctement sa gorge se serrer.
Elle a toujours eu du mal avec l’autobahn allemande. Cette étrange absence de limites. Devoir regarder dans le rétroviseur plus que vers l’avant. Toujours garder un œil sur des cinquantenaires qui se surestiment et arrivent par-derrière tout feu tout flamme dans leur bulles autothérapeutiques vrombissantes pour se coller un mètre derrière et vous faire de grands appels de phare parce que vous ne roulez qu’à cent soixante.
Mais bon, elle ne peut pas prétendre que la culture automobile française vaille tellement mieux. Nulle part ailleurs la différence culturelle n’est plus marquée. Préfère-t-elle la jungle de la circulation parisienne ou ce terrain de jeu bien ordonné pour fous du volant ?
Au fond, aucun des deux n’est préférable. Ces deux modèles sont des erreurs. Ils appartiennent au xxe siècle, et le xxe siècle est fini. Il est temps d’enfin oser entrer de plain-pied dans le siècle suivant.
Comme nous avons gâché le xxe siècle. Avec ses possibilités infinies de construire pour de bon une société où chacun aurait sa place, dont personne n’aurait à être exclu. Pour la première fois, les ressources étaient vraiment disponibles. Et qu’en avons-nous fait ? Nous nous sommes laissés glisser sans résistance vers les valeurs les plus moyenâgeuses, vers une société de gagnants et de perdants toujours plus primitive.
Bien sûr, elle sent bien que tout ce raisonnement n’est dicté que par l’envie de dépasser Braunschweig, Peine, de revenir sur l’autobahn “normale”. De se changer les idées, tout simplement. Comme si l’autobahn permettait de penser à autre chose.
C’est au moment où elle tourne la tête pour apercevoir Braunschweig qu’elle voit autre chose. Son regard au loin, si essentiel, si vital sur l’autobahn, capte un clignotant. C’est le premier.
Le premier d’un chapelet de signaux qui mettent à rude épreuve les capacités d’interprétation de son cerveau. Quelqu’un, quatre ou cinq voitures devant elle, allume ses warnings. D’autres lumières devant, freins et clignotants, rouges et orange, quelque part, tout près, un bruit de frein, brutal. Un dérapage ?
Puis le silence.
C’est après que sa voiture s’est immobilisée et qu’un regard rapide dans le rétroviseur, fatidique, constate que celles de derrière sont aussi arrêtées, après seulement que survient la série d’événements suivante. Sur l’autre voie.
D’abord la fumée. Et pas une fumée calme, brumeuse et éthérée, qui monte en volutes vers le ciel. Un autre genre. Plutôt une boule de fumée, une sphère. Une boule noire qui semble avoir heurté le sol et rebondit à présent vers une main géante depuis longtemps retirée. Et à sa place il y a autre chose, là-haut, alors que la boule de fumée se dissipe vers la voûte céleste, et ça ne devrait définitivement pas être là. Et elle ne devrait pas descendre de voiture en le voyant. Les occupants des autres voitures arrêtées non plus. Mais ils le font. C’est en quelque sorte inévitable.
En l’air, à la place qu’occupait un instant plus tôt la boule de fumée, il y a maintenant une remorque. Une lourde, lourde remorque. C’est comme un arrêt sur image. Et il est impossible de se représenter les forces qui ont jeté en l’air cette remorque.
Et cette remorque est celle d’un camion-citerne.
Certes, c’est très loin, et ce mouvement est si curieusement lent que rien ne semble réel, mais probablement vaudrait-il mieux tout de suite se mettre à l’abri. C’est ce qu’elle lit dans le regard des autres automobilistes. Mais il est trop tard pour agir, car la remorque du camion-citerne est à présent en train de retomber. En dessous, elle distingue un enchevêtrement de véhicules. Un carambolage. Elle voit plusieurs voitures noires, deux rouges, une bleue, une argentée, et une petite voiture blanche au milieu. La collision semble généralisée, mais pas mortelle, les voitures ne sont pas complètement démolies comme elles peuvent l’être sur l’autobahn. En tout cas, ça n’a pas l’air mortel pour le moment.
Car la dernière chose qu’elle voit avant que la remorque du camion-citerne ne s’abatte sur les épaves du carambolage, c’est que quelque chose en fuit. Non pas en fuit, mais en coule, s’en déverse, et même jaillit. De cette cascade de liquide clair, qu’elle ne distingue qu’une fraction de seconde, monte une vapeur. Le liquide qui se déverse de la citerne fait vibrer l’air.
Puis la remorque s’abat. Sans un bruit.
Pas de rebond, pas le moindre contrecoup un tant soit peu élastique. La remorque tombe juste et reste là. Collée au sol.
Elle a le temps de se retourner vers les autres automobilistes, elle voit qu’eux aussi savent ce qui les attend. Elle le voit dans leurs yeux.
La lenteur avec laquelle ils tournent la tête.
Avec laquelle ils la baissent. Comme dans une prière collective. Adressée à n’importe quel Dieu.
Le temps insoutenable que met la remorque à se redresser après son long vol. Elle ne le voit pas, mais le tremblement continu de l’air lui indique que ça continue à couler. Ça continue à se déverser de la citerne.
Et l’inévitable se produit alors. Le liquide s’enflamme. Une seule et énorme flamme s’élève sans bruit, comme crachée par une torchère élargie. Elle se propage dans toutes les directions. Le son revient après sa longue absence. Comme un chapelet de hurlements. Hurlements des réservoirs d’essence explosant l’un après l’autre. L’impitoyable réaction en chaîne des carburants fossiles.
C’est à présent une forêt de flammes. Une jungle épaisse de feu pur. Malgré la distance, la vague de chaleur déferle sur les spectateurs sur la voie opposée. Ils sont submergés par le retour de flamme. Elle s’imagine que ses sourcils viennent de disparaître.
La folle vitesse de l’embrasement. Ce n’est même pas une réaction en chaîne. Tout a lieu en même temps. Le monde s’embrase. La chaleur avale le bruit. Le bruit est aspiré par le feu. Tout est feu. Une fumée noire, très noire, forme une nouvelle boule projetée vers le haut.
Puis tout cesse aussi brusquement que ça avait commencé. Le feu s’étiole après avoir tout consumé sur son passage. La boule de fumée se dissipe, remplacée par une brume noire mais de plus en plus translucide. Les carcasses complètement calcinées surgissent une à une du brouillard.
Tout est noir. Carbonisé. C’est le monde après l’apocalypse. Ragnarök.

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