Le renard et le docteur Shimamura
Éminent professeur de neurologie à Kyoto, le Dr Shimamura revient en pensées sur certains épisodes de sa vie et en particulier sur cet été où, encore jeune médecin, il s’intéresse aux cas singuliers de femmes atteintes d’un mal fascinant et inexpliqué, bien qu’ancestral au Japon : la possession par le renard. Kiyo, une très belle jeune fille, présente des symptômes pour le moins surprenants. Un renard semble se lover en elle, glissant et se mouvant sous la peau…
Ébranlé par cette expérience, Shimamura part étudier à Paris auprès du célèbre Pr Charcot et des Dr Tourette, Babinski et Binet. De séances spectaculaires dans les amphithéâtres bondés de la Salpêtrière en analyses méticuleuses de graves crises d’« hystérie », Shimamura tente de connecter sa propre culture à celle de la médecine française.
Romancière de peu de mots, qui donne à voir le monde tel qu’il a pu être en se saisissant de personnages ayant existé, Christine Wunnicke continue d’explorer les frontières, parfois ténues, entre imaginaire et réalité. Elle nous fait ainsi pénétrer dans les arcanes de la culture nippone de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1920 en créant une atmosphère éthérée, comme autant de scènes d’estampes.
La presse en parle
Après son roman Katie, Christine Wunnicke explore à nouveau les zones inavouables de la psyché et de la crédulité humaines.
Avec Le renard et le Dr Shimamura, Christine Wunnicke produit une très méthodique et très drôle narration en trompe-l’œil : une sorte d’horloge à remonter le temps détraquée, qui permet de revisiter un moment important de la culture germanophone et européenne – rien de moins que l’élaboration de la psychanalyse.
Claire Paulian, En attendant Nadeau
Extrait
L’hiver touchait à sa fin et la fièvre, ponctuelle, se remit aussitôt à monter. Shimamura Shunichi, professeur émérite de neurologie de l’École supérieure de médecine de la préfecture de Kyoto, entreprit une nouvelle fois de réfléchir aux chemins de la vie. La langue allemande, qu’il préférait aux autres dans ce contexte, s’emmêlait dans sa tête en entrelacs complexes, fébriles.
Le Dr Shimamura souffrait de phtisie. Peut-être souffrait-il aussi d’autre chose, d’une affection pour laquelle il n’avait, pendant toutes ces années, jamais trouvé de désignation adéquate, ni en japonais, ni en chinois, ni même dans le jargon de la médecine. Dans sa maison de Kameoka, en cette fin février 1922, assis dans un fauteuil en rotin entre son bureau et une fougère plantée dans une petite urne de métal à la patine artificielle, immobile, sans lunettes, il regardait droit devant lui, vers la fenêtre. La lumière de fin d’hiver ou de début de printemps donnait au papier des reflets jaunes. Bientôt, la fièvre monterait peut-être si haut que ses idées seraient complètement confuses. Il se mettrait au lit avant, se dit Shimamura, mais juste avant seulement, on ne pouvait quand même pas passer son temps à se mettre au lit à titre préventif.
Il travaillait depuis un bon moment à une étude ou une monographie ou un essai ou un article sur la neurologie ou la psychologie ou la psychologie expérimentale de la mémoire. Depuis plusieurs années, il ordonnait en pensées et, plus rarement, dans un carnet, les chapitres ou paragraphes qui y figureraient, n’y voyant toujours pas clair sur le genre, ni la longueur du texte. Il avait baptisé ce projet “Ou”. La méthodologie, elle aussi, restait floue. Il aurait volontiers mesuré les flux cérébraux, sans doute constitutifs du souvenir, à l’aide d’un galvanomètre. Ses propres flux, s’entend. Ou au moins déterminé leur systématique. Seulement, Shimamura ne possédait pas de galvanomètre, un galvanomètre ne mesurait pas le souvenir, et le souvenir n’était pas systématique, du moins pas celui de Shimamura Shunichi. Il n’avait aucune intention de mémoriser des syllabes dépourvues de sens pour les recracher en faisant son important comme feu le Dr Ebbinghaus à Halle. Shimamura projetait d’écrire un grand texte de fond sur un grand problème de fond. Il était convaincu qu’il mourrait bien avant que ce projet ne se concrétise, ce qui, d’une certaine manière, le consolait quotidiennement. Le projet “Ou” lui semblait une justification pour se souvenir, jour après jour, de choses et d’autres, et souvent aussi de leur contraire.
Shimamura frissonnait. Instruit par l’habitude, il cala son corps malade dans le fauteuil en rotin de manière à ne pas faire craquer celui-ci lorsqu’il se mettait à trembler. Il avait passé sur son kimono une robe de chambre usée, couleur bordeaux, ornée de fleurs de lys, un vêtement chaud dont les lourdes manches entortillaient et bouchonnaient celles du kimono autour de ses bras maigres. Il se promettait toujours d’enfiler son kimono sur et non pas sous la robe de chambre, ce qui lui aurait épargné ce désagrément, mais il ne le faisait jamais.
Cette robe de chambre était un objet détestable dont Shimamura ne parvenait pas à se séparer. Elle venait d’une boutique chic de Pariser Platz, à Berlin. Il l’y avait achetée près de quarante ans auparavant, en plein été, juste après un orage, par un temps lourd et chaud qui ne se prêtait pas du tout au port d’un vêtement molletonné ; il l’avait acquise par vanité, lui qui, dans ses jeunes années, se trouvait déjà mûr et sage et digne de porter une robe de chambre vénérable, et peut-être aussi parce qu’elle l’incitait à développer ses capacités intellectuelles pour la mériter, mais avant tout par défi : en tant que boursier de l’Empire, c’était un achat qu’il ne pouvait absolument pas se permettre. Lorsqu’il se reportait à sa période berlinoise, Shimamura se souvenait de la fièvre, déjà.
Il tira sur la manche gauche de son kimono pour l’extirper de la manche usée de la robe de chambre, et un bout de tissu beige apparut. Une couleur qui rappelait celle du papier de la fenêtre. Shimamura se souvint d’un bal costumé à Vienne, où il portait la robe-de-chambre-fleurs-de-lys, alors flambant neuve, agrémentée d’un bonnet de nuit, de dame, avait-il constaté un peu plus tard ; il était le Malade imaginaire de Molière. Toute la nuit, tandis qu’il s’enivrait lentement mais sûrement, il avait trimbalé avec lui un accessoire emprunté à l’asile de Bründlfeld, un trémographe serti dans un coffret en imitation serpent. Des jeunes filles, dont on ignorait absolument si elles étaient convenables ou si on les avait ramassées dans la rue, s’étaient mises à tripoter le coffret, puis la robe de chambre, puis le bonnet de nuit, puis Shimamura lui-même. Il avait gâché ainsi toute une nuit de carnaval viennois, dans une salle pleine de perversion et de papier multicolore. Peut-être avait-il exercé ses fonctions de médecin pour calmer un estomac rebelle à toutes ces valses, ou une crise de nerfs ; mais peut-être pas. Qui avait bien pu l’inviter ? Il avait dû décevoir amèrement cette personne. À l’époque déjà, boursier de l’Empire à l’étranger, le Dr Shimamura n’était pas quelqu’un de très drôle.