Car la nuit s'approche
A la suite d'une violente agression, un quatuor de musiciens amateurs formé d'amis de longue date se disperse. Caroline, tenant de surmonter sa dépression, laisse son mari Jochem à ses préoccupations sécuritaires et part en Chine rejoindre Hugo, qui s'organise désormais des festivals d'échanges artistiques entre Orient et Occident. Avec lui, elle s'initie à la culture chinoise, rencontre les jeunes musiciens du conservatoire de Shanghai, puis fait la connaissance de Max, un pédiatre américain qui parcourt le pays pour enquêter sur les conditions de vie dans les orphelinats. Caroline est alors prise entre sa révolte, son impuissance face à la misère dans laquelle croupissent ces enfants abandonnées, et la passion que lui inspire ce héros de l'humanitaire. Mais s'agit-il pour lui D'un sacerdoce... ou d'une fuite ? Alors que, loin de chez elle, sa vie prend une tournure inattendue, Caroline doit faire des chois : qui aimer, où vivre, comment réinventer sa façon d'exercer la médecine, comment renouer avec sa pratique musicale, comment raviver des liens d'amitié mis à rude épreuve ? Après le rythme haletant de Quatuor, le dernier roman de l'auteur - et le premier volume consacré aux mésaventures de ces quatre amis musiciens -, Anna Enquist privilégie un tempo plus lent, plus intime, pour dire les ravages et la désunion que peut provoquer un traumatisme, et les étapes de la reconstruction.
Extrait
Rien ne reste jamais pareil, se dit Jochem en pivotant lentement sur lui-même pour embrasser du regard son nouvel atelier. On a beau tenter de maintenir les choses en l’état, tout change. Ici, j’ai des fenêtres, même si je les cache derrière de belles jalousies à la mode, histoire de recréer en trompe-l’œil ce repaire à moitié enterré où je me sentais chez moi. J’ai des murs badigeonnés en blanc, des étagères flambant neuves, des surfaces de travail en inox et des placards à portes coulissantes. Mais je me bats, je résiste à coups de vieilleries rapportées de là-bas : casseroles stratifiées de colle sèche, ciseaux à bois usés au manche, moules antédiluviens, chiffons sales... Pour faire oublier le neuf, je mets du vieux partout. Peine perdue : c’est quand même différent. Le plafond est plus haut, la lumière des néons plus forte. Au-dessus de l’établi, j’ai une lampe articulée pour bloc chirurgical. Le tiroir, qui est toujours aussi pénible à ouvrir qu’avant, contient des miroirs de dentiste et des pointes à âme, entre les pinceaux crasseux et les morceaux de résine.
L’atelier de Jochem a la forme d’un L, avec à sa base une sorte de coin studio : bac évier, plaque de cuisson électrique, machine à café, douche et toilettes dissimulées par une cloison en verre dépoli. Il y a aussi un petit canapé pouvant servir de couchage, ainsi qu’une table sur laquelle traînent encore des tasses et un sucrier. Entre ce logis et l’atelier, un grand meuble de rangement fait office de mur. La partie donnant sur la cuisine est bourrée de vaisselle, de vêtements et de torchons empilés. Côté professionnel, les étagères accueillent des bocaux pour conserver le vernis, des revues de lutherie en plusieurs langues et des boîtes bourrées de bricoles indispensables : sourdines, chevalets, cordes, chevilles, coussins d’épaule... C’est déjà bien rempli, constate Jochem avec satisfaction.
Il presse l’interrupteur de la lampe chirurgicale et contemple le violon qui repose sur l’établi, dans un berceau en mousse de caoutchouc. Qu’est-ce qu’il y a, mon bonhomme ? Je peux regarder ce qui ne va pas ? Jochem s’est transformé en un gentil pédiatre. Ne crains rien, je ne te ferai pas de mal – cette lumière forte, c’est seulement pour mieux voir. Crochant le pouce avec précaution, il fait vibrer les cordes l’une après l’autre. Bien. Par endroits, le vernis est totalement usé. Le chevalet, un peu de travers, semble prêt à basculer à tout moment. Et là, sous l’ouïe droite : une fente ? Non, c’est fermé, juste une vieille cicatrice. Jochem déborde de sollicitude, les idées pour venir en aide à cet instrument se bousculent, comme si son esprit soufflait de quatre ou cinq directions à la fois. Il oscille d’arrière en avant sur ses semelles épaisses, se demandant par où commencer. Avant de procéder à l’examen du bébé, nous devons lui faire sa toilette, se dit-il. Le tiroir à bricoles lui fournit deux coupelles en porcelaine. Dans l’une, il verse de la diatomite en poudre fine et, dans l’autre, un petit peu d’huile. Après avoir enveloppé son index d’un lambeau de tissu, il le trempe dans le liquide gras, puis dans la terre de diatomées, pour ensuite en frotter doucement le violon.
La sonnerie du téléphone le fait sursauter. Abandonnant son ouvrage, il se dirige vers l’appareil posé sur un bureau près de la porte d’entrée, à côté de son ordinateur et d’un tas de papiers.
“Il y a une dame pour vous avec un instrument de musique, annonce le gardien. Je vous l’envoie ?
— Non, je descends.”
Jochem lève les yeux vers l’écran où le hall de l’immeuble s’affiche en tons bleutés. La silhouette menue d’une femme coiffée d’un bonnet de laine se détache sur les dalles de marbre, une viole de gambe coincée sous le bras. Il jette encore un regard à l’atelier : son agenda est ouvert sur la table, le rendez-vous avec la gambiste noté à la date d’aujourd’hui. Tout va bien. Il fait un dernier tour, vérifie que la porte du coffre-fort est verrouillée, puis ouvre les immenses tiroirs d’un meuble de métier. Celui du haut contient des feuilles de papier grand format, celui du bas est encore vide. Le tiroir du milieu renferme des abrasifs de différentes épaisseurs et, au fond à droite, un objet aux reflets argentés. Un pistolet de calibre moyen. Il hoche la tête et repousse le tiroir.
Trois volées de marches plus bas, Jochem serre la main de sa cliente.
“Vous connaissez déjà Ulrich”, dit-il en désignant le gardien dans son local vitré.
Le Surinamien aux larges épaules gratifie la gambiste d’un sourire chaleureux.
“Si vous voulez bien me suivre : c’est là-haut, indique Jochem.
— Il n’y a pas d’ascenseur ?
— Juste là au coin, madame, intervient Ulrich à travers l’hygiaphone.
— Non, donnez-moi votre instrument, on ira plus vite.”
Il lui arrache l’étui des mains et s’élance dans l’escalier. Elle le suit, peu rassurée, se cramponnant à la rambarde.
“Voilà”, dit Jochem après avoir refermé la lourde porte derrière la musicienne et sa viole.
Double tour de clé à points. Chaînette de sécurité. “Asseyez-vous, mettez-vous à l’aise...”
Elle attrape la chaise posée devant l’ordinateur,
déboutonne son manteau et s’assied.
“C’est grand, remarque-t-elle, beaucoup plus
grand que votre ancien atelier... Ça fait bien six mois que vous êtes ici, non ? Vous en êtes content ? — C’est mieux. Surveillé jour et nuit. N’entre pas qui veut. Et puis j’ai beaucoup d’espace, d’un
seul tenant, sans angle mort.
— Vous vous êtes aussi acheté un plus grand
coffre-fort, je vois.
— J’ai parfois des instruments de valeur à restaurer, je ne peux pas les laisser comme ça lorsque je m’absente.”
La gambiste se tait. Elle regarde le fil à linge où des violons sont suspendus à sécher, en renifle l’odeur. “Vous avez fait du vernis, ça sent la lavande. Vous vous êtes remis complètement au travail, après tout
ça ? Il vous reste des séquelles de l’accident ?” Jochem soupire. Il saisit le tabouret à côté de l’établi, s’assied, se frotte la tête.
“Oui, travailler, ça aide. C’est tout ce qu’on peut faire. Mais je n’étais pas si abîmé que ça, vous savez, juste une plaie au visage et un œil poché. Ça a vite guéri. Caroline a eu moins de chance : il lui manque un doigt maintenant. Heleen s’est retrouvée avec une méchante fracture à la jambe. Et Hugo n’a rien eu du tout.
— J’ai lu la nouvelle dans le journal, raconte la cliente. Pendant un moment, on ne parlait plus que de ça. C’est un miracle, paraît-il, que vous vous en soyez tirés vivants. Faire sauter un bateau avec des gens à bord ! N’importe quoi !
— Les policiers devaient mettre la main sur ce truand : il était dangereux, il nous menaçait. L’opération a été pensée avec soin, les charges explosives placées à l’avant et à l’arrière de la barge. Nous, on était au milieu. À jouer de la musique !”