La fille du bourreau et le roi des mendiants (tome 3)

Auteur : Oliver Pötzsch
Editeur : Jacqueline Chambon

17e siècle, dans l'Empire allemand. Apprenant que sa soeur est mourante, notre bourreau Jakob Kuisl prend le bateau. Après un voyage mouvementé sur le Danube en crue, et aussitôt qu'il arrive à bon port, il trouve sa soeur et son beau-frère baignant tous deux dans leur sang. Le testament le désignant comme unique héritier, tout porte à croire qu'il est le meurtrier. Il est alors arrêté. Pendant ce temps, sa fille Magdalena et Simon Fronwieser, le médecin auquel elle est secrètement fiancée, sont quant à eux injustement accusés d'avoir provoqué la mort d'une femme qu'ils aidaient à accoucher. Ils s'enfuient hors des frontières de Bavière et arrivent eux aussi à Ratisbonne où ils ne tardent pas à apprendre la fâcheuse situation dans laquelle se trouve Kuisl. Ils décident de mener l'enquête...

Traduction : Johannes Honigmann
23,50 €
Parution : Juin 2020
512 pages
ISBN : 978-2-3301-2803-6
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Extrait

Novembre 1637, quelque part pendant la guerre de Trente Ans
Les cavaliers de l’Apocalypse portaient des chausses rouge sang, des hoquetons en lambeaux et des manteaux qui flottaient au vent comme des drapeaux dans leur dos. Leurs armes étaient rouillées et ébréchées, tant ils avaient commis de meurtres, leurs chevaux étaient de vieilles rosses galeuses au crin collé par la crasse. Les hommes attendaient en silence derrière le bosquet épais et ne lâchaient pas du regard le village où ils allaient bientôt apporter mort et désolation.
Ils étaient douze. Une douzaine d’individus amaigris et affamés par la guerre. Ils avaient pillé, tué et violé à maintes reprises. Jadis, ils avaient peut-être été humains, à présent, ils n’étaient plus que des coquilles vides ; la folie qui les avait peu à peu dévorés de l’intérieur transparaissait maintenant dans leurs yeux. Leur chef, un jeune Franconien nerveux vêtu d’un habit bariolé de mercenaire, mâchouillait un brin de paille effiloché et aspirait sa salive entre ses incisives. Voyant monter la fumée des cheminées des maisons blotties contre la lisière de la forêt, il hocha la tête avec satisfaction.
« On dirait qu’il y a encore quelque chose à prendre. »
Il jeta le brin de paille et saisit son sabre couvert de taches de sang et de rouille. Un rire de femmes et d’enfants parvint à ses oreilles. L’homme ricana. « Et il y a des bougresses. »
Le jeune garçon boutonneux à sa droite rigola. Il ressemblait à un furet, légèrement courbé, tenant dans ses longs doigts les rênes de sa haridelle. Son regard allait et venait de droite à gauche, comme si ses yeux étaient incapables de se fixer. Il n’avait pas plus de seize ans, mais la guerre avait fait de lui un vieillard.
« T’es un vrai cochon, Philipp, croassa-t-il en passant sa langue sur ses lèvres gercées. Tu ne penses qu’à ça !
– Ta gueule, Karl ! » éructa une voix sur leur gauche. Elle appartenait à un gros lard barbu, taillé à coups de serpe. Il avait la même chevelure noir de jais et hirsute que le Franconien et le jeune garçon près de lui. Ils étaient frères et ils avaient, tous les trois, le même regard vide et aigri, aussi glacial qu’un orage de grêle en été. « Notre père ne t’avait-il pas appris à ne l’ouvrir que quand on te le demande ? grogna le gros. Allez, couché !
– Je chie sur notre père, bougonna le jeune. Et je chie sur toi, Friedrich. »
L’adipeux Friedrich s’apprêtait à répondre quand le meneur de la troupe de mercenaires le devança. Sa main jaillit et saisit Karl à la gorge, la serrant si fort que les yeux noirs et ronds du garçon lui sortirent de la tête.
« N’insulte plus jamais notre famille, chuchota Philipp Lettner, le frère aîné. Plus jamais, tu entends ? Ou je t’écorche lambeau par lambeau jusqu’à ce que tu implores notre défunte mère de venir à ta rescousse. Compris ? »
Karl Lettner hocha la tête, tandis que son visage boutonneux enflait et rougissait comme une crête de coq. Son grand frère le lâcha et Karl s’affaissa à terre en toussant.
L’expression de Philipp changea subitement, il baissa des yeux presque compatissants sur le corps pantelant à ses pieds. « Petit Karl, petit Karl, marmonna-t-il. Que vais-je bien pouvoir faire de toi ? La discipline, tu comprends ? La discipline, c’est tout ce qui compte à la guerre. La discipline et le respect ! » Il se pencha sur son petit frère et tapota sa joue boutonneuse. « Je t’aime comme si tu étais une partie de moi-même. Mais si tu salis encore l’honneur de notre père, je me verrai obligé de te couper une oreille, compris?»
Karl ne répondit pas, il rongeait ses ongles sales et regardait fixement le sol.
« J’ai dit : c’est compris ? insista Philipp Lettner.
– C’est... compris. » Son petit frère baissa humblement la tête, en serrant les poings.
Philipp ricana. « Alors nous pouvons y aller et nous amuser un peu. »
Les autres cavaliers avaient observé la scène avec intérêt. Philipp Lettner était leur chef incontesté. Il n’avait pas encore trente ans, mais c’était le plus dénué de scrupules des trois frères Lettner, enfin il possédait assez de malice paysanne pour se maintenir à la tête de cette tourbe. L’année dernière déjà, les hommes avaient commencé à organiser leurs propres petites expéditions en marge des campagnes militaires. Jusqu’ici, Philipp Lettner était toujours parvenu à s’arranger pour que leur jeune caporal n’en sache rien. Maintenant aussi, ils profitaient de leur campement d’hiver pour attaquer les hameaux et les villages des alentours, même si le caporal l’avait formellement interdit. Et comme ils vendaient le butin aux cantinières qui suivaient la troupe avec leur chariot, ils avaient toujours de quoi bâfrer, forniquer et écluser.
Et aujourd’hui, la rapine s’annonçait particulièrement bonne.
Le village au milieu de la clairière, caché derrière d’épais sapins et hêtres, paraissait épargné par les tourmentes de cette longue guerre. À la lumière du soleil couchant, les mercenaires distinguaient des granges et des étables toutes neuves ; des vaches broutaient l’herbe humide des prés non loin de l’orée du bois et on entendait un enfant jouer du pipeau. Philipp Lettner talonna son cheval. Celui-ci se cabra en hennissant, puis il surgit au galop entre les hêtres couleur rouge sang. Les autres suivirent leur chef et le massacre commença.
Un vieillard chenu au dos voûté fut le premier à les voir. Il s’était accroupi entre les buissons pour faire ses besoins. Au lieu de s’enfuir dans les fourrés, il reprit le chemin de son village en trébuchant sur ses chausses défaites. Phillip Lettner le rejoignit au galop et, au moment de le dépasser, lui trancha le bras droit d’un seul coup de sabre. En beuglant, les autres piétinèrent avec leurs montures le corps tressaillant.
Les gens du village, qui vaquaient à leurs affaires, s’aperçurent alors de l’assaut des lansquenets. Les femmes laissèrent choir leurs cruches ou leur linge en hurlant et s’enfuirent dans les champs et dans les forêts. Le jeune Karl pointa en ricanant son arbalète sur un garçon d’environ douze ans qui essayait de se cacher au milieu des chaumes d’un champ de blé moissonné. Le carreau perça l’épaule de l’enfant, qui s’écroula sans un bruit.
Friedrich Lettner et quelques mercenaires à sa suite s’étaient pendant ce temps déployés pour rattraper les femmes qui couraient vers la forêt, comme s’il s’agissait d’un troupeau de vaches pris de panique. Les hommes riaient et hissaient leurs proies sur leur monture, ou bien les traînaient derrière eux par les cheveux. Philipp, quant à lui, s’occupait des paysans apeurés qui émergeaient de leur maison pour défendre leur misérable existence et la vie de leur femme et de leurs enfants. Ils étaient armés de fléaux et de faux, certains brandissaient même un sabre, mais aucun n’avait l’expérience du combat. C’étaient des gueux affaiblis par la maladie et la bouillie de millet trop liquide, qui auraient pu à la rigueur décapiter un poulet, mais pas désarçonner un lansquenet à cheval.
Le massacre ne dura que quelques minutes. Les villageois gisaient dans leur sang, étendus roides dans leur maison au milieu des tables, lits et tabourets fracassés, ou dans la rue où Philipp Lettner tranchait méticuleusement la gorge de ceux qui gémissaient encore. Deux mercenaires jetèrent le cadavre d’un paysan dans le puits sur la place du village. La chair putréfiée allait empoisonner l’eau et rendre cet endroit inhabitable pour plusieurs années. Les autres hommes, pendant ce temps, fouillaient les maisons à la recherche de quelque chose de comestible et, si possible, de trésors. Le butin fut maigre, quelques pièces de monnaie tachées, deux cuillères en argent, quelques colliers sans grande valeur et des rosaires. Le jeune Karl Lettner enfila une robe blanche de mariée qu’il avait trouvée dans un coffre et se mit à sauter comme un cabri tout en chantant un chant de noce d’une voix de fausset. Sous les rires tonitruants de ses compagnons, il tomba la tête la première dans la gadoue ; la robe se déchira, et ne fut plus qu’une loque barbouillée de sang et de boue.
Le cheptel était ce que le village avait de plus précieux. Huit vaches, trois cochons, quelques chèvres et une douzaine de poules. Les cantinières leur en offriraient un bon prix.
Et puis il y avait aussi les femmes, naturellement.

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