Au nom de l'enquête
Septembre 1938. La police de Lublin découvre le cadavre d’une jeune domestique. Aniela Biernacka a été violée et étranglée. Seul élément saillant : les mystérieuses sécrétions qui maculent le corps de la victime. Un an plus tard, en pleine invasion allemande, une autre Aniela trouve la mort dans des circonstances similaires. Ces deux meurtres irrésolus ne laissent pas de repos au commissaire Zyga Maciejewski. Déterminé à poursuivre son enquête coûte que coûte, il accepte de rejoin-dre la Kripo, la police allemande, devenant de fait un collabo, frappé d’opprobre. Mais il est également recruté par la Résistance polonaise, qui entend mettre à profit à la fois ses contacts dans les milieux interlopes et son accès direct aux autorités ennemies.
Pour traquer le meurtrier qui l’obsède, Zyga arpente une ville en proie à la terreur et défigurée par l’occupant, qui y a établi un ghetto et le camp de concentration de Majdanek. À une époque où le crime est dans l’ordre des choses, le commissaire, mi-héroïque, mi-cynique, s’obstine à faire régner la justice. Ou du moins sa justice.
Cette enquête riche en rebondissements est aussi une plongée fascinante dans les eaux troubles de l’histoire de la Pologne, une exploration de la zone grise qui se crée en temps de guerre à travers le destin de personnages aux prises avec leurs limites et leur soif de vérité.
Extrait
Prokopczuk s’était retourné et avait posé un regard menaçant sur le visage indifférent du concierge et sur celui du jeune brigadier Orski qui fermait sans cesse ses yeux encore rougis par le sommeil. Puis il avait frappé deux fois à la porte avant d’appuyer sur la poignée. Le battant avait cédé avec un crissement discret, Fogg s’était mis à chanter plus fort, et Prokopczuk avait immédiatement remarqué ce calendrier maculé de sang sur la porte de la cuisine.
— N’entrez pas ! avait-il ordonné aux deux hommes qui se pressaient à l’intérieur. Orski, surveillez-les !
Il découvrit “cette traînée” sur le sofa du salon. Elle était à moitié couchée, les hanches en avant, sa jupe remontée couvrait partiellement les lambeaux de son chemisier. Les yeux vitreux de la jeune femme morte fixaient le gramophone. Sa culotte rose et l’un de ses bas traînaient par terre.
C’est le dernier dimanche... C’est le dernier dimanche... s’entêtait Mieczysław Fogg.
Mieczysław, cela voulait dire “fameux par l’épée”, bien que celui-ci ne fût pas célèbre pour ses qualités d’escrimeur, mais pour ses tangos. En tant que témoin de meurtre, il était donc inutile.
Après avoir vérifié que la jugulaire sous son menton était disposée de manière assez officielle, le sergot Prokopczuk sortit dans le couloir. Le brigadier se décolla du mur et ajusta sa casquette. Le concierge n’était plus là, il ne restait plus que le vieux voisin qui soufflait nerveusement, quelques marches plus bas, en se couvrant théâtralement les oreilles de temps en temps.
— Orski, on a un meurtre. Retournez au commissariat et prévenez immédiatement la brigade d’investigation.
— Monsieur l’officier, je comprends qu’un meurtre, ce n’est pas une bagatelle, gémit le vieil homme dans sa veste d’appartement, mais est-ce qu’on ne pourrait pas au moins éteindre ce satané gramophone ?
— Aniela Biernacka, âgée de vingt-deux ans, domestique, dit l’enquêteur Tadeusz Zielny qu’on surnommait “Valentino” à cause de sa coiffure gominée, en indiquant la défunte.
Ce faisant, la manche de sa veste croisée remonta un peu et dévoila un bouton de manchette imposant, ainsi qu’un bout de chemise blanche, mais loin d’être immaculée.
— Il y avait quelque chose par terre ? demanda le commissaire Zygmunt “Zyga” Maciejewski en parcourant du regard le dessin rouge et vert à la lisière du tapis.
Sur ce dessin, une fleur sur deux avait ses corolles ouvertes ; les autres, celles qui bourgeonnaient à peine, évoquaient des phallus de quelque créature étrange braqués vers l’entrejambe de la fille.
— Non, pas même une trace de boue. Il a bien nettoyé ses chaussures avant de venir à ce rencard.
Le commissaire s’agenouilla à distance de bras de la morte dont les yeux plongeaient maintenant quelque part au-dessus du chapeau démodé du policier. Les traces laissées par les doigts de l’étrangleur se fondaient avec l’hématome apparu sur le visage de la victime.
Zyga comprit que le meurtrier devait s’être agenouillé auprès d’elle de la même façon, et il n’y avait pas si longtemps que ça, à peine quelques heures plus tôt. Le sang avait coagulé sur les poils pubiens de la fille, des poils étonnamment clairs, presque blond foncé, et la semence caillée de l’homme salissait le revêtement du canapé.
C’est le dernier dimanche... C’est le dernier dimanche... raillait toujours le gramophone.
— Il n’a pas non plus laissé d’empreintes, ajouta Valentino par-dessus la musique.
— Et ça ? demanda Maciejewski en indiquant les traînées rouges au-dessus de la poitrine de la victime.
— D’après moi, ça ressemble à des traces laissées par des gants ensanglantés, chef, dit le limier en se grattant le crâne. Mais des gants bizarres, comme faits de toile, d’une laine fine...
— Qui porte des gants en laine début septembre ?
Le commissaire se leva et s’approcha du gramophone.
— Elle n’a pas écouté son disque jusqu’au bout... Est-ce que les voisins vous ont dit à quelle heure il s’est enrayé ? — Non, répondit Witold Fałniewicz, un enquêteur grand et trapu comme un éléphant qui venait de s’immobiliser sur le pas de la porte. La cuisine est propre, à part l’empreinte sur le calendrier, chef. Un dîner pour deux personnes, du vin. Je parie qu’il l’a attaquée là-bas, avant de la traîner ici.
— Et personne ne sait à quelle heure, bordel ?
Zyga se remit sur pied en soufflant ostensiblement. Le temps où il boxait en poids mi-lourds était de l’histoire ancienne.
— Les voisins sont furieux à cause du tapage nocturne, mais pour regarder une montre, il n’y a plus personne ? demanda-t-il encore, agacé. Éléphant, Valentino, allez donc secouer une fois de plus ceux d’à côté. Éléphant s’occupera du gars, et toi de la vieille. Moi, je vais attendre le juge d’instruction.
— Quelle tâche passionnante, répliqua Valentino avec un sourire aigre en se lissant machinalement les cheveux.
— Oui, ça valait le coup de passer commissaire, grogna Maciejewski. Au boulot !
L’instant d’après, il se retrouva seul avec le cadavre. Et avec Mieczysław Fogg qui interrompait sans cesse sa chanson au milieu de la phrase.
Zyga nota les paroles sur lesquelles le disque avait buté, certainement une fois le meurtre commis, puis il arracha le cordon du gramophone de la prise. La machine, ralentissant rapidement sa rotation, émit encore un gémissement qui ne ressemblait plus à une voix humaine. Pour plus de sûreté, il mesura aussi la distance d’arrêt de l’aiguille : à sept centimètres et demi très exactement du centre du disque. Il n’avait jamais entendu dire, il est vrai, qu’un tribunal eût exploité une preuve similaire, mais si cela arrivait, le chanteur devrait lui être reconnaissant pour une publicité si originale.
Le manque d’empreintes ne préoccupait pas particulièrement Zygmunt Maciejewski : ce genre de crime était d’ordinaire commis par des proches, et ceux-ci seraient certainement désignés par les employeurs de la fille qu’on avait prévenus par télégraphe dès qu’ils rentreraient de Varsovie. Par le train du soir au plus tôt, compléta mentalement le commissaire. D’ici là, il devrait même recevoir le compte rendu de l’autopsie.
Il fit une nouvelle fois le tour de la pièce, jetant un œil aux titres des livres derrière la vitre de la bibliothèque, où seuls Le Programme de la politique juive mondiale du père Trzeciak et Les Pensées du Polonais moderne de Roman Dmowski donnaient l’impression d’avoir été consultés. Sur la petite table à cartes disposée dans un coin, il remarqua des exemplaires non découpés du journal La Voix de Lublin*, datés de la semaine précédente.
— Un citoyen bien droit, marmonna sarcastiquement Zyga, avec la sensation de connaître déjà personnellement le propriétaire de l’appartement.