Corps inflammables
Un beau brun mystérieux et athlétique fait escale dans le bar d'un minuscule bled du Delaware. Il est aussitôt séduit par une rousse dont le corps incendiaire contraste avec l'attitude glaciale. Le lecteur qui connaît ses classiques pense immanquablement au Facteur sonne toujours deux fois. Comme dans le roman de James M. Cain, les deux héros s'attirent et se repoussent comme des aimants. Pourquoi jouent-ils ainsi au chat et à la souris, sous k regard placide de deux habitués du bar, et le regard jaloux de la serveuse, à l'évidence sous le charme du mystérieux inconnu ? Sur ce canevas éprouvé, Laura Lippman joue bientôt sa propre partition. Dc dialogue nerveux en retournement stupéfiant, elle alterne les points de vue des personnages pour explorer un jeu de masques, toujours sur k point de virer au jeu de massacres, s'il n'y avait k coeur brûlant du récit, qui ne cesse de muter sous les yeux du lecteur qui ne cesse, lui, de tourner les pages. Ce coeur, c'est le désir : désir charnel qui aimante les deux héros en rupture de ban, le temps d'un été d'autant plus intense que chacun pressent que ce sen peut-étre le dernier. Et voilà qu'à Belleville, pas loin de la Baltimore du Mildird Pierre de Cain ou des romans d'Anne Tyler, dans lesquels tant de femmes au foyer ont tenté de prendre le large pour échapper à l'étroitesse de leur condition domestique, une héroïne, qui change de vie, d'identité et de mari comme de couleur de cheveux, décide de prendre en main son destin, en se heurtant à tous ces impossibles qui font les grands romans noirs, les grandes love scories comme les meilleurs thrillers.
Extrait
11 juin 1995 Belleville, Delaware.
C’est ses épaules cramées par le soleil qui le font craquer. La peau rose qui pèle. À vue de nez, le coup de soleil date d’il y a deux jours. Chopé vendredi, douloureux au toucher hier, aujourd’hui ça fait mal, ça gratte, difficile de résister à l’envie de tripoter, exactement comme elle est en train de le faire en ce moment, l’air absent. La peau a commencé à se détacher, bientôt ces épaules étroites ne seront plus aussi tendres. Pourquoi une rousse qui a dépassé la trentaine ferait-elle pareille erreur de débutante ?
Et pourquoi est-elle ici, assise sur un tabouret de bar, à soixante-dix kilomètres de la côte, dans une ville où il est rare que des étrangers s’arrêtent un dimanche soir ? Belleville est le genre d’endroit que les gens sont censés traverser, et encore, plus pour longtemps. Ils sont en train de construire une grande rocade pour éviter aux automobilistes qui vont à la plage de ralentir à cause du radar sur l’ancienne rue Principale. En arrivant il a vu les engins de chantier, à l’arrêt le dimanche. Des endroits comme ce bar-tiret-restaurant, le Hé-Haut, vont sûrement perdre le peu de clients qu’ils ont.
Hé-Haut. Une coquille ? C’était pas censé être Hé-Ho ? Et dans ce cas, c’était une allusion aux sept nains qui rentrent chez eux après leur journée de travail à la mine, ou bien au cow-boy solitaire qui part vers le soleil couchant ? Aucun des deux ne colle ici.
Rien ne colle dans cette histoire.
Ses épaules sont minces, pointues, tellement remontées vers ses oreilles que ça lui donne l’impression qu’elle a des ailes. Sa manière de se tenir contraste totalement avec son buste plein et voluptueux dans sa robe d’été rose et jaune. Elle se tient comme si elle ne voulait surtout pas attirer l’attention masculine, enfin ce soir. De face, comme il ne peut pas s’empêcher de le remarquer en se glissant sur un tabouret, elle n’est pas si rose. La petite bande de peau qui dépasse du col relativement haut de sa robe est à peine colorée. Ses joues, idem. On est début juin, mais avec la brise on oublie facilement que le soleil tape déjà. Clairement du genre pudique, elle porte un maillot une pièce, donc il y a probablement un U profond de couleur rouge assorti à ces épaules. Hier, une pression du bout des doigts sur sa peau aurait laissé des marques blanches.
Il se demande si elle a rendez-vous ici, avec quelqu’un qui va lui passer de la crème aux endroits de son corps qu’elle ne peut pas atteindre. Ça l’étonnerait. Ça l’étonnerait encore plus qu’elle soit partante pour suivre un inconnu, mais aucun des deux scénarios ne le choquerait. Pas de doute, elle dégage un truc guindé, mais il faut se méfier de ce genre de fille.
Une chose est sûre : elle trame quelque chose. Il a un vrai instinct pour ces trucs-là.
Il n’attaque pas direct. Pas son genre. Sans vouloir frimer, il n’en a pas besoin. C’est juste un fait : il joue dans la catégorie poupée Ken, si Ken arborait un magnifique bronzage toute l’année. Grand et musclé, avec des traits bien dessinés, des yeux clairs, des cheveux sombres. Les femmes pensent toujours que Ken veut une Barbie, mais lui, il préfère ses femmes minces, et un poil nerveuses. Quand il ne travaille pas, il aime chasser le cerf. Arc et flèche. Il va dans les forêts de l’Ouest du Maryland, où il peut passer une journée entière assis sur un arbre à attendre, il adore ça. Tom Petty se trompait. Le plus dur, ce n’est pas d’attendre. Ça peut être beau d’attendre, un vrai plaisir, plein de possibilités. Quand il était gosse, dans la baie de San Francisco où il a grandi, ses parents, des beatniks à l’avant-garde, l’avaient inscrit comme cobaye dans une expérience à Stanford où il était censé rester assis dans une pièce pendant un quart d’heure devant un marshmallow. S’il réussissait à ne pas le manger, on lui en donnerait deux. Il avait demandé : “Combien de temps il faut que je reste assis pour en avoir trois ?” Ça les avait fait rire.
C’est seulement à vingt ans qu’il a appris qu’il avait participé à une étude tentant de déterminer s’il existe une corrélation entre le succès et la capacité d’un gamin à surmonter son désir de gratification immédiate. Aujourd’hui encore il trouve injuste que l’expérience n’ait pas récompensé avec trois marshmallows un gosse capable d’attendre deux fois plus que les autres.
Il a laissé deux tabourets entre eux, histoire de ne pas la coller, mais il s’arrange pour qu’elle l’entende commander un verre de vin. Ça attire son attention, qu’il demande du vin et pas une bière dans un endroit de ce genre. C’était ça l’idée, attirer son attention. Elle ne dit rien, mais elle jette un coup d’œil oblique quand il demande à la blonde derrière le bar quel genre de vin ils ont. Il n’est pas emmerdant sur la sélection, qui se partage entre rouge et blanc. Littéralement : “On a du rouge et on a du blanc.” Il ne bouge pas un cil quand on lui sert son rouge froid. Pas froid du genre 15-degrés-ordonnés-par-un-sommelier, froid du genre juste-sorti-du-frigo. Il boit une gorgée, rappelle la barmaid et dit, oh si poliment : “Vous savez quoi ? Je vais payer mon verre, mais c’est pas à mon goût. Je pourrais avoir une bière ?” Il jette un coup d’œil aux pressions. “Goose Island ?”
Un autre coup d’œil furtif de la fille, qui retourne ensuite à son verre – ambre, glaçons. Où qu’elle aille ce soir, ça ne doit pas être loin. Il regarde son verre et dit, comme s’il se parlait à lui-même :
— Quel genre de con commande du vin rouge dans un bar à Belleville, Delaware ?
— Aucune idée, dit-elle, sans le regarder. Quel genre de con vous êtes ?
— Du genre ordinaire.
C’est du moins ce que ses ex – une femme pour une période de cinq ans, peut-être sept, huit copines, un score respectable pour un homme de trente-huit ans – lui ont toujours dit.
— Vous êtes originaire du coin ?
— Définissez originaire. – Elle ne joue pas, elle bat en retraite.
— Vous vivez ici ?
— Je viens de m’y installer.
— Ce coup de soleil – je croyais que vous rentriez à Baltimore ou Washington après un jour ou deux à la mer.
— Non. Je vis ici.
Il entrevoit un éclair de surprise sur le visage de la barmaid.
— Depuis quand ? — Maintenant.
Il se dit que c’est une blague. Ça n’arrive jamais que quelqu’un s’arrête pour boire un verre dans une ville inconnue et décide d’y vivre. Pas cette ville. C’est pas comme si elle avait déboulé à Tuscany ou Oaxaca, deux endroits qu’il connaît bien et où il peut imaginer quelqu’un dire : Oui, c’est là que je vais m’installer. Elle est à Belleville, Delaware, avec sa rue Principale sinistre qui tombe en ruine, une ville de moins de deux mille habitants, encerclée de champs de maïs et d’élevages de poulets. Est-ce qu’elle connaît des gens ici ? En tout cas la barmaid ne la traite pas comme quelqu’un du coin, même potentiellement. Aux yeux de la barmaid, une blonde à gros seins, avec un bronzage soigneusement entretenu, la rousse est juste un bibelot. C’est à lui que la barmaid s’intéresse, elle se demande s’il est de passage ce soir ou s’il va traîner un peu dans les parages.
Ce qu’il n’a pas encore décidé.
— Si vous avez besoin de quelqu’un pour vous rencarder sur Belleville, dites-le-moi, lui lance la barmaid avec un clin d’œil. Ça ne prendra pas plus de cinq minutes.
Les barmaids et les serveuses qui draguent aussi ouvertement le rendent un peu nerveux. C’est déjà assez intime de servir à manger et à boire à un homme.
Il se désintéresse des deux femmes et boit sa bière en regardant l’inévitable match des Orioles sur l’inévitable télé avec l’inévitable brouillage. L’équipe est redevenue bonne, enfin meilleure. Au moment où le troisième verre de la rousse se retrouve aux trois quarts vide, il paye, part sans saluer personne, rejoint son camion sur le gravier du parking, et s’assoit dans le noir. Sans se cacher, parce que se cacher, c’est la meilleure façon d’être trouvé.
Dix minutes plus tard, la rousse sort. Elle traverse la nationale, se dirige vers le motel à l’ancienne en face, le genre de motel qu’on appelle un motor court. Celui-là s’appelle Valley View, même s’il n’y a ni vallée, ni vue. Le Hé-Haut, le Valley View, la rue Principale – à croire que la ville entière a été bâtie sur les restes d’autres villes.
Il attend un quart d’heure puis il entre dans le petit bureau au bout et demande s’il y a une chambre libre, malgré le grand panneau rouge chambres libres remplissant la fenêtre.
— Combien de nuits ? demande l’employé, un gratte-papier dans la trentaine.
— Indéterminé. J’ai une carte bleue, si vous voulez.
— Marrant. Vous êtes la deuxième personne aujourd’hui qui demande une chambre pour une durée indéterminée.
Pas besoin de demander qui était la première. Il le note : cet employé bavard bavardera aussi sur lui.
— Vous voulez ma carte ?
— Les espèces, c’est bien aussi. Si vous la réservez pour une semaine, on peut vous la faire à 250 dollars. On n’a pas beaucoup de clients entre lundi et vendredi. Mais il faut que vous sachiez qu’il n’y a pas de kitchenette, pas de frigidaire. Faudra manger dehors ou rapporter des trucs qui tachent pas.
Il ajoute :
— Si la femme de ménage trouve des trucs qui traînent, elle me le dira. Je veux pas de fourmis ou de cafards.
— Je peux mettre une glacière dans la chambre ? — Tant qu’elle fuit pas.
Il lui tend sa carte.
— Je vous fais un prix si vous payez cash, dit le type, en s’éclaircissant la gorge. 220 dollars.
Ça sent l’arnaque, le type doit gruger sur les paiements en liquide, mais qu’est-ce qu’il en a à foutre ?
Il peut rester un bon bout de temps dans un endroit à 220 dollars la semaine, même sans frigo ni cuisinière.
Et elle, combien de temps elle peut rester ?